TSE MAG 28 - Money can’t buy everything

8 Décembre 2025 Finance

Cet article a été publié dans le magazine scientifique de TSE, le TSE Mag. Il fait partie du numéro paru à l’automne 2025, consacré à la finance et à l’argent. Découvrez le PDF complet ici et écrivez nous si vous souhaitez recevoir une copie imprimée ou nous dire ce que vous pensez du magazine, à cette adresse.

Les experts de TSE explorent souvent des domaines qui dépassent le cadre de leur discipline. Nous avons donc demandé à Léo Fitouchi, psychologue à l'IAST, et à Jean Tirole, lauréat du prix Nobel, de réfléchir aux limites des solutions de marché et à la question de savoir si l'argent porte atteinte à nos valeurs les plus sacrées.

Pourquoi ne pouvons-nous pas compter sur la « main invisible » pour résoudre nos problèmes ? 

JEAN : De nombreux chercheurs en sciences sociales, personnalités politiques et chefs religieux affirment que les marchés favorisent les comportements contraires à l’éthique. Cependant, il ne faut pas confondre les préoccupations morales avec des problèmes plus simples causés par le manque de concurrence, de responsabilité ou de liberté. 

Les économistes peuvent souvent apporter des solutions à ces défaillances de marché grâce à une réglementation soigneusement élaborée. La pollution en est un exemple classique. L’émission de CO2 peut accroître les bénéfices d’une usine, mais c’est la société qui en supporte le coût à long terme. Pour remédier à ce type d’externalités, des institutions telles que des lois ou des taxes sur le carbone sont nécessaires pour aligner les incitations privées sur l'intérêt public.

LÉO : Les marchés sont doués pour l’efficacité : c’est-à-dire, pour faire en sorte que le gâteau soit le plus gros possible avec un minimum de gâchis. Mais les humains veulent aussi que le gâteau soit partagé équitablement : chaque personne a un droit moral de pouvoir se nourrir, se loger, ou se soigner. Les marchés ne se soucient pas de ces droits moraux : ils donnent les biens à ceux qui ont l’argent pour les acheter et excluent ceux qui ne l’ont pas. Un marché efficace peut produire énormément de ressources tout en laissant beaucoup de personnes mourir de faim. 

Les marchés sont efficaces grâce aux incitations, mais ces incitations peuvent aussi se retourner contre nous. Lorsque nous fixons un prix pour quelque chose, nous risquons d’« évincer » des motivations humaines, plus civiques, comme le sens du devoir. Des expériences ont montré, par exemple, que le fait de payer les gens pour donner leur sang peut les conduire à paradoxalement donner moins de sang. C’est parce que la raison initiale de leur don n’était pas l’argent, mais le sens du devoir envers les personnes dans le besoin. 

 

Les marchés heurtent-ils nos instincts moraux ? 

LÉO : Les marchés sont une invention récente. Pendant la plus grande partie de l’évolution humaine, nous avons vécu en petits groupes dont la vie économique reposait sur la chasse, la cueillette et le partage des ressources sur la base d’obligations sociales plutôt que de prix ou de contrats. Cela ne veut pas dire, pour autant, que les marchés seraient « contre nature ». Ce sont simplement un outil que les humains ont inventé pour satisfaire certains de leurs désirs, comme des ressources abondantes.

Mais les marchés peuvent aussi entrer en conflit avec d’autres motivations humaines, comme notre désir de justice. Les gens désapprouvent souvent les inégalités injustes produites par les marchés et considèrent que certain biens ne devraient pas être à vendre. L’achat de votes, par exemple, donnerait tout le pouvoir aux riches ; l’achat d’organes pousserait les personnes pauvres à vendre des parties de leur corps pour sortir du besoin - deux choses que notre sens moral rejette.  

JEAN : Les marchés devraient récompenser ceux qui ont quelque chose de précieux à offrir et dans lequel ils ont investi des compétences, des efforts, du capital ou des idées. Mais la richesse peut provenir d’activités qui ne créent pas de valeur sociale, voire qui la détruisent - comme nous l’avons vu avec les émissions de carbone non tarifées. 

Les fortes inégalités menacent également la cohésion sociale et l’équité démocratique. C’est pourquoi les pays développés ont recours à l’impôt pour redistribuer les revenus et investir dans l’éducation et les soins de santé universels. Souvent, les marchés ne parviennent pas non plus à fournir de manière adéquate des biens publics non exclusifs et non rivaux, comme la défense nationale ou la pureté de l’air.  

 

Pourquoi est-il important de réfléchir scientifiquement à l’éthique de l’argent ? 

JEAN : L’économie utilise des méthodes scientifiques - modèles, données, expériences - pour comprendre le comportement humain. Elle offre des outils permettant de réfléchir de manière critique aux domaines dans lesquels les marchés sont appropriés et à ceux dans lesquels d’autres mécanismes sont nécessaires. Cela implique des choix moraux concernant les résultats que nous valorisons et les compromis que nous acceptons.

L’argent est un outil, pas un objectif. Plutôt que d’utiliser l’argent comme bouc émissaire des échecs de la société, nous devons faire pression sur l’État pour qu’il adopte de meilleures réglementations et clarifier nos préférences morales. Par exemple, soutiendrez-vous toujours les politiques climatiques si elles touchent votre portefeuille ? Nous devons également faire face à des choix moraux difficiles. Comme le rappelle l’épisode de Covid, les médecins connaissent bien la difficulté d’utiliser des ressources limitées pour sauver des vies, même si cela va à l’encontre de leur croyance dans le caractère sacré de la vie humaine.

LÉO : Les chercheurs en sciences sociales ne peuvent pas décider du type de société que nous devrions construire - c’est une question qui relève du débat démocratique et de la philosophie morale. Mais ce qu'ils et elles peuvent faire, c’est recenser les options qui s'offrent à nous et montrer, à l’aide de méthodes rigoureuses, les conséquences probables de chaque voie. Cela peut nous aider à prendre des décisions qui conduisent aux résultats que nous considérons comme moralement justes.