Réflexions financières sur les investissements dans l’éolien maritime en France

30 Mai 2018 Energie
  1. Transition énergétique, changement climatique et science économique

La France, comme beaucoup d’autres pays occidentaux, est maintenant bien lancée dans le processus de transition énergétique, même si on est encore loin du compte par rapport aux engagements de division par quatre de nos propres émissions de CO2 d’ici à 2050. Et pour rappel, il faudra d’ici la fin du siècle avoir des économies neutres, voire négatives, en carbone si on veut à la fois espérer éviter de dépasser les 2 degrés Celsius de hausse de la température moyenne de la Terre et permettre le développement économique des pays les plus en retard dans ce domaine.  D’après le Ministère de l’environnement, la France émettait en 2016 463 millions de tCO2 équivalent, soit une baisse de seulement 15,3% par rapport à la date de référence de 1990 utilisée pour l’objectif Facteur 4, et déjà un dépassement de 3,6% de l’objectif édicté dans la stratégie nationale bas-carbone (la consommation du logement et des transports étant les principales sources de cet écart). Il faut donc accélérer l’allure.

Il ne faut pas se leurrer : cette transition énergétique sera coûteuse pour les consommateurs et les contribuables. Certes, elle créera des emplois dans le secteur de l’énergie, notamment par la mise au rebut anticipée de nombreuses unités de production électrique utilisant des énergies fossiles (notamment le charbon) en Europe. Mais la pression fiscale induite et l’impact de la transition sur le prix des énergies auront un impact négatif sur l’emploi dans d’autres secteurs, ce qui fait que le bénéfice net en termes d’emploi en France reste incertain. D’autant plus si, comme on l’a vu dans le développement du photovoltaïque, les efforts énergétiques français se transforment en emplois en Chine, championne de la production de panneaux PV efficaces à faible coût !

La grande majorité des économistes soutiennent que la meilleure stratégie pour atteindre cet objectif est d’imposer un prix uniforme du carbone à tous les émetteurs de CO2, et que ce prix doit croître dans le temps à un taux proche du taux d’actualisation public de 4%. En effet, il existe une myriade d’actions permettant de réduire les émissions de gaz à effet de serre, et il est désirable que seules les actions socialement les moins coûteuses par tonne de CO2 évitée soit mises en œuvre en priorité. Ainsi, seules les actions dont le coût par tonne de CO2 évitée est inférieur à ce prix universel du carbone seront mises en œuvre, ce qui garantit l’efficacité économique de la transition ainsi décentralisée au niveau de chaque acteur, citoyens, consommateurs et producteurs.[1]

Une tentative européenne d’un tel mécanisme de prix unique du carbone a été structurée à travers le marché EU-ETS d’échange de permis négociables d’émission de CO2. Hélas, ce système est dramatiquement inefficace. En effet, il ne couvre qu’environ la moitié de l’ensemble des émissions de l’Union (essentiellement le secteur de l’énergie et certains secteurs industriels). Mais plus grave encore, à cause d’une mauvaise gouvernance de l’offre de permis et d’une faible croissance économique dans la zone, le prix d’équilibre des permis reste largement inférieur au prix désirable, soit pour atteindre les objectifs quantitatifs de réduction des émissions de l’Union, soit pour faire internaliser le vrai coût social à long terme du changement climatique aux acteurs du marché.

 

  1. Le cas de l’éolien offshore

On en est donc réduit à la bonne vieille politique colbertiste du « command and control » d’un Etat ordonnateur de la stratégie de transition énergétique, avec une réelle incertitude sur l’efficacité de son pilotage. Idéalement, dans l’esprit du prix unique du carbone, l’Etat devrait structurer sa stratégie d’actions sur une évaluation des investissements possibles en utilisant à la fois un prix du carbone unique pour comparer les différentes filières, et un taux d’actualisation cohérent avec le profil des risques collectifs que ces investissements généreront à moyen et long termes. Malgré de réels efforts des industriels et de certains experts de l’administration, ce processus d’évaluation et de hiérarchisation des projets reste balbutiant dans notre pays.

Le débat récemment relancé par le gouvernement sur l’éolien offshore illustre parfaitement les incohérences de la politique de la transition énergétique dans notre pays. Suite à deux appels d’offre en 2011 et 2013, le gouvernement a signé plusieurs contrats avec différents industriels pour la construction d’environ 400 éoliennes au large de nos côtes Atlantique et Manche, pour une capacité un peu inférieure à 3 GW. Compte tenu d’un facteur de charge autour de 40%, cela devrait permettre de produire chaque année 10.5 TWh. L’Etat s’était à l’époque engagé à garantir un revenu moyen de 190 euros par MWh produit, donc à payer la différence entre ce montant et les recettes procurées par la vente du productible sur les marchés de gros, et ceci pour 20 années de production. En d’autres termes, l’Etat s’est engagé à garantir chaque année pour cette électricité distribuée environ 2 milliards d’euros par an pendant 20 ans[2]. Par une hyperbole surprenante, les services de l’Etat ont récemment simplifié l’analyse en annonçant que l’Etat en serait pour 40 milliards d’euros de dépense pour soutenir la filière française de l’éolien marin !

Il est en effet incohérent, voire absurde, d’additionner des euros à dépenser à des dates aussi éloignées que dans un an ou dans 20 ans. C’est comme additionner des pommes avec des poires. Dans une économie en croissance, demander un sacrifice financier donné aux ménages dans 20 ans n’a pas le même impact sur leur bien-être que demander ce même sacrifice immédiatement. Supposons par exemple une croissance des revenus de 2% par an, ce qui implique que les ménages auront des revenus 50% plus élevés dans 20 ans qu’aujourd’hui. Un tel enrichissement collectif permettra de supporter beaucoup plus facilement ce même sacrifice dans 20 ans que s’il devait être supporté aujourd’hui. En fait, en reprenant le jargon des économistes, avec une élasticité-revenu de l’utilité marginale de 2, il faudrait utiliser un taux d’actualisation de 2x2%=4% par an pour comparer des efforts financiers distribués à des moments différents. Ainsi, un sacrifice de 2 milliards dans 20 ans aurait le même impact sur le bien-être des ménages qu’un sacrifice de 2x(1.04)-20=0.9 milliard aujourd’hui. Ce flux de dépenses de 2 milliards pendant 20 ans représente en réalité une valeur actualisée de 27 milliards. On est bien loin des 40 milliards annoncés. Si, en plus, on tient compte d’un facteur de charge de 32% comme annoncé par l’opérateur national de transport de l’électricité RTE, plutôt que des 40% supposés par les services de l’Etat, la vraie valeur de l’engagement de l’Etat choit à 20.4 milliards d’euros.

De surcroît, ces 10 TWh de production annuelle ont une valeur, en ce sens qu’ils évitent la production d’électricité par d’autres moyens. Cette valeur devrait être déduite du chiffrage ci-dessus si l’on veut considérer un coût net pour la collectivité. Ces projets sont de plus associés au déploiement d’un plan industriel sur le territoire français (engagement qui pesait 40% dans la notation des appels d’offres, dont la concrétisation est une condition préalable à la réalisation de ces projets), dont les retombées socio-économiques devraient être prises en compte dans l’analyse du coût net pour la collectivité. C’est particulièrement vrai dans une économie française caractérisée par un chômage involontaire qui reste massif.

Laisser croire que soutenir la filière éolienne marine coûte à l’Etat l’équivalent de 40 milliards d’aujourd’hui est dangereux parce qu’il ne correspond à aucune réalité économique.  Il mine le débat en le fondant sur une base bancale non-scientifique. Il condamne par avance une approche économique rationnelle nécessaire pour penser efficacement la transition énergétique.

 

  1. Conclusion

Dans la perspective du Facteur 4, il est probable que l’éolien marin a toute sa place, même si à ce stade les projets ne représenteront qu’à peine 2% de la production d’électricité en France. Il reste que, comme la plupart des autres énergies renouvelables, ces technologies ne peuvent émerger dans un contexte concurrentiel avec un prix du carbone faible sans une politique volontariste déterminée de l’Etat, peut-être justifiable par les valeurs d’option liées au développement de ces filières et des effets de série que l’on peut raisonnablement anticiper pour ces nouvelles technologies. Ce débat reste à faire. Quoiqu’il en soit, il est indispensable de le construire sur des bases scientifiquement fondées, dont le principe de l’actualisation est un pilier. Cette note était un petit rappel à l’ordre sur ce sujet, ce qui semble utile dans le débat qui s’annonce sur la renégociation des contrats de concession dans l’éolien offshore dans notre pays.

 

 

Bibliographie

Gollier, C., et J. Tirole, (2015), Negotiating effective institutions against climate change, Economics of Energy and Environmental Policy, 4, 5-27.

 

[1] Pour plus d’information sur l’utilité d’un prix universel du carbone, voir Gollier et Tirole (2015).

[2] Moyenne de montants en monnaie nominale (inflation incluse).