Des compteurs intelligents pour garantir les besoins élémentaires

30 Mai 2018 Energie

Alors que le compteur intelligent électrique est source de conflit en France, les compteurs d'eau de nouvelle génération ont contribué à réduire le risque d’émeute en Afrique du Sud en évitant que la ville du Cap ne soit plus approvisionnée en eau. La précision et l'interactivité de ces compteurs en font un outil de gestion précieux en période de pénurie ou de forte demande.

 

Day zero in Cape Town

 

La ville du Cap a connu cette année une des sècheresses les plus dramatiques de son histoire. Suite aux déficits de pluviométrie des dernières années, les réserves disponibles ne sont plus en mesure de répondre à la demande habituelle de l’été austral. Les habitants vivent avec la peur de voir arriver le ‘Day Zero’, c’est-à-dire le jour où plus une goutte d’eau ne sortira des robinets et où les 4 millions d'habitants de l'agglomération devront aller chercher leur quota (25 litres d’eau par jour et par personne) [1] dans 200 sites surveillés par l’armée et la police. Prévu initialement pour avril dernier, Day Zero a été régulièrement repoussé jusqu’à voir la menace écartée, au moins pour cette année.[2] Si le pire a été évité c’est en grande partie grâce aux mesures de restriction prises par les autorités publiques avec la collaboration des habitants. La consommation a été limitée à 50 litres par jour et par personne. Cette mesure s'est accompagnée d’une campagne de sensibilisation et de conseils, en particulier comment respecter les restrictions en utilisant des eaux usagées pour les toilettes et en chronométrant les temps de douche.

 

 

Suggestions et encouragements

 

Ces mesures d’urgence pour gérer au mieux la pénurie d’eau reposent en grande partie sur la bonne volonté des usagers. Pour les mettre en place, la municipalité du Cap s’est appuyée sur le concept de ‘nudge’ popularisé par le dernier prix Nobel d’économie Richard Thaler.[3] Un nudge est un « coup de pouce » des autorités publiques pour influencer le comportement des usagers dans le ‘bon sens’, c’est à dire ici économiser l’eau. Le coup de pouce prend généralement la forme de diffusion d’informations et de conseils pour réduire la consommation. Mais la municipalité du Cap est allée plus loin en rendant publiques les consommations individuelles reportées sur une carte de la ville afin de faire jouer la pression sociale.[4] En effet les usagers dont la consommation excède la limite légale des cinquante litres peuvent être identifiés par leurs voisins. Réciproquement, chacun peut comparer ses efforts à ceux de ses voisins et comprendre qu'il est possible de réduire sa consommation.

 

Les études économiques montrent que les « coups de pouce » ont bien un effet positif mais qu'il est généralement faible et de courte durée.[5] De plus, le caractère volontaire des changements de comportement escomptés en limite la portée. Même si l'information  s’accompagne d’une restriction légale (ici les cinquante litres par personne et par jour) l’impossibilité de mesurer en temps réel la consommation et l’absence de sanction en cas de dépassement rendent la campagne de "nudges" peu efficace. C’est là que les nouveaux compteurs intelligents installés par la municipalité du Cap peuvent s’avérer précieux.

 

Consommer mieux pour le bien de tous

 

Les compteurs Water Management Devises (WMD) ont deux particularités qui les distinguent des compteurs d’eau classique.[6] La première est la possibilité de retracer les consommations en temps réel : quelle quantité est consommée quel jour et à quel moment de la journée. Cette information a une vertu pédagogique pour le consommateur : elle l’aide à optimiser son usage de la ressource ce qui est bénéfique pour la conservation.  Une étude de l’Université sud africaine de Stellenbosch montre que de tels compteurs ont permis de réduire la consommation d'eau dans les cafés situés sur le campus de près 68% en une semaine.[7] Ce que certains verront comme une intrusion inacceptable dans la vie privée des usagers est en réalité un instrument d’aide à la décision pour la consommation d’un bien auquel les consommateurs ont un accès trop facile grâce au réseau de distribution. Peu de gens savent ce qu’ils payent pour l’eau ou l’électricité, ou même réalisent qu’ils payent chaque fois qu’ils prennent une douche ou allument la télévision. Les économistes évoquent la faiblesse, voire l’absence d’effet de saillance du prix.[8] Concrètement, à chaque utilisation de l'eau ou de l'électricité on ne se pose pas la question du prix du litre ou du kWh. Cette ignorance est très confortable : fini le temps où il fallait rémunérer le porteur d’eau et mettre des pièces de monnaie dans le compteur de gaz. Mais cela ne pousse pas à la sobriété. En collectant l’information sur les habitudes de consommation, le compteur donne un ‘coup de pouce’ pour réduire le gaspillage.

 

Une autre spécificité du compteur installé au Cap est la possibilité de plafonner la consommation quotidienne des ménages. Le but est de permettre à tous de subvenir à leurs besoins élémentaires en eau. Les ménages pauvres peuvent en effet  souscrire un contrat qui leur permet de consommer gratuitement 350 litres par jour. Le compteur coupe automatiquement l’arrivée d’eau lorsque ce seuil est atteint. Les litres non consommés le jour même sont reportés pour le lendemain. Il est néanmoins  possible de dépasser le seuil des besoins quotidiens en pré-payant les litres supplémentaires. L’opérateur commande alors le compteur à distance pour relever le plafond de consommation en ajoutant les litres pré-payés. Ce système a le double avantage de permettre un accès à l’eau aux plus pauvres et de lutter contre les factures impayées qui nuisent au financement du service de traitement et de distribution de l’eau.

 

De l’eau à l’électricité

 

La municipalité du Cap a également mis en place des compteurs d’électricité avec pré-payement. L’électricité s’achète à la boutique du quartier. La transaction se matérialise sous la forme d’un code associé au compteur qui donne droit aux kilowatts-heures payés. Une étude récente[9] a montré que ces nouveaux compteurs ont effectivement atteint l’objectif recherché: réduire les impayés. Ils ont également changé la façon de consommer l’électricité en renforçant l’effet de saillance du prix : la multiplication des transactions et le rôle actif du consommateur lors de l’achat d’électricité lui permettent d’avoir une meilleure idée du coût de l’énergie. Cet effet explique en partie la baisse de consommation de près de 13%. Et, contrairement aux nudges, cette baisse s’avère être permanente.

 

Une des critiques les plus courantes du compteur Linky en France est que son installation profiterait aux fournisseurs d’électricité et pas aux consommateurs qui en supporteraient les coûts sans en tirer de bénéfices. L’exemple de la ville du Cap montre que l’équation n’est pas si simple. Tout le monde a à gagner à préserver une ressource en cas de pénurie. Un compteur intelligent connecté peut contribuer à cette préservation tout en garantissant un minimum d’accès à la ressource. Ce qui est vrai pour l’eau l’est en partie pour l’électricité: l’éclairage, le chauffage et l’accès à la culture par le multimédia sont également des besoins que l’on peut qualifier d’élémentaires sous nos latitudes de pays développés. Mieux consommer permet d’en réduire les coûts de fourniture, pas seulement financiers mais aussi environnementaux.

 

Ceux qui refusent les compteurs de nouvelle génération aux motifs qu'ils constituent une intrusion dans leur vie privée et diffusent des informations personnelles dont il est possible de faire un usage mercantile ou frauduleux, trouveront plutôt des motifs d'inquiétude dans l'expérience du Cap. Une autre catégorie de mécontents sera celle des ultra-libéraux qui considèrent que les pénuries doivent se résoudre par de fortes hausses de prix et les restrictions volontaires qui en découlent, plutôt que par du rationnement administratif, quelle que soit sa forme. Ce sont encore des problèmes de saillance: les choix sont guidés par la façon dont on hiérarchise la qualité et la quantité du bien (eau, électricité), son prix, et ses effets collatéraux (diffusion de données personnelles, effets de démonstration, santé, mouvements sociaux, …). Pour la municipalité du Cap, comme pour toute autre autorité publique, il est clair que les considérations de santé publique et de sécurité sont prioritaires.        

 

[1] L'OMS préconise un minimum vital de 20 litres d’eau par jour et par personne pour répondre aux besoins fondamentaux d’hydratation et d’hygiène personnelle. Pour vivre décemment il faut compter 50 litres d’eau par jour et par personne, pour un réel confort, à partir de 100 litres. Actuellement, les chiffres sont supérieurs à 250 pour les Etats-Unis, de l'ordre de 160 en France, entre 10 et 20 en Afrique sub-saharienne.

[3] Voir par exemple https://www.news.uct.ac.za/article/-2018-03-05-nudging-the-city-and-residents-of-cape-town-to-save-water. Pour une vue d'ensemble des travaux de R. Thaler, on se reportera au numéro d'avril 2018 de la Revue Française d'Economie (http://www.revuefrancaisedeconomie.fr/).

[5] Voir par exemple l’article de P. Ferraro, J. Miranda et M. Price ‘The Persistence of Treatment Effects with Norm-Based Policy Instruments: Evidence from a Randomized Environmental Policy Experiment’ dans American Economic Review 2011, 101:3, 318–322.

[8] Voir par exemple P. Bordalo, N. Gennaioli et A. Shleifer, "Salience and consumer choice", NBER 2012, http://www.nber.org/papers/w17947.pdf.

 

[9] B. K. Jack and G. Smith ‘Charging ahead: Prepaid electricity metering in South Africa’ manuscript, Tuft University et University of Cape Town; voir également B.K. Jack and G. Smith. (2015) “Pay as you go: Pre-paid metering and electricity expenditures in South Africa” American Economic Review Papers & Proceedings, 105(5): 237-41.