Financer le service public de l'environnement

10 Décembre 2018 Energie

Suite à la pression des manifestants, le gouvernement français a annoncé le 6 décembre 2018 l'annulation de la hausse de la taxe carbone sur les carburants prévue pour 2019. Alors que se déroule la COP24 en Pologne, cette mesure tranche avec le volontarisme affiché par la France au niveau international sur la question climatique depuis l'Accord de Paris de 2015. Est-ce à dire que la fiscalité carbone est plus difficile à faire accepter en France qu’ailleurs ?

 

La CSPE, une taxe déguisée en contribution

De nombreux contribuables français ignorent qu’ils payent déjà une taxe pour financer la transition énergétique, la Contribution au Service Public de l’Electricité (CSPE), qui pourtant apparaît explicitement sur leur facture d’électricité, quel que soit leur fournisseur. La CSPE va à la production d’énergie renouvelable dans une proportion d’environ deux tiers. Tout consommateur d’électricité, pauvre ou riche, subventionne les panneaux photovoltaïques installés sur le toit des propriétaires de maisons individuelles, sur des hangars, et dans des champs. Les montants consacrés aux énergies renouvelables sont non-négligeables (5 milliards d’euros en 2018) et augmentent chaque année.[1] Comme l’a montré une étude américaine,[2] ce type de mesure fiscale est plutôt régressif, taxant tout le monde, donc aussi les plus pauvres, au bénéfice des propriétaires d'installation, plus aisés en moyenne. Pourtant, depuis sa création en 2004 personne n’est descendu dans la rue dénoncer le "scandale" de la CSPE !

Les puristes objecteront contre l’utilisation du terme "taxe" dans le paragraphe précédent. La CSPE, comme son nom l’indique, est une contribution ou redevance.[3] Ses recettes sont destinées à financer un service précis, la production d’électricité décarbonée, de même que les redevances qui apparaissent sur les factures d’eau sont destinées à financer les activités des Agences de l’eau en France.

 

La grande bassine fiscale

Les taxes et impôts pour leur part sont supposées obéir à la règle de non-affectation qui interdit l'utilisation d'une recette déterminée pour le financement d'une dépense déterminée. Avec cette mise en commun, le gouvernement dispose d'une plus grande flexibilité dans l'affectation des ressources. Les économistes y sont plutôt favorables[4] avec l’argument que les pouvoir publics (supposés démocratiquement élus et donc agrégeant en moyenne les desiderata de leurs mandants) sont mieux placés que quiconque pour identifier les meilleurs opportunités de dépenses. Il serait inefficace de se lier les mains sur des dépenses imposées à priori. Néanmoins, une affectation des recettes fiscales décidée en amont n'a pas que des inconvénients, surtout sur le plan politique.

 

Pour la transition énergétique du mix électrique, on a d’abord décidé d’un objectif  d’investissement dans les énergies éolienne et solaire avant de lever les fonds pour en assurer le financement. C'est le montant de la CSPE qui s’ajuste aux subventions à verser et non l’inverse. Une adhésion à l’objectif d’intégration des renouvelables implique l'acceptation de son  financement. En ce qui concerne les carburants destinés au transport, c’est l’inverse qui a été fait : la taxe carbone et son évolution programmée ont été annoncées avant toute mesure d’accompagnement vers une mobilité décarbonée. Les subventions affectées au parc automobile (prime à la casse, prime à l’achat de voiture électrique ou hybride) paraissent dérisoires, déconnectées des montants collectés par les taxes sur le carburant. Il n’y a pas eu non plus d’annonce sur l’affectation de ces recettes supplémentaires à la lutte contre la précarité énergétique ou au soutien des transports en commun en zone rurale par exemple. Faire disparaitre les véhicules roulant au diesel, pourquoi pas? Les faire disparaitre en rendant le gazole hors de prix? Pourquoi pas encore? Mais comment se déplacent alors les propriétaires de véhicules dont le réservoir est vide?

 

La taxe carbone de l'autre côté de l'Atlantique

Mettre en avant l’affectation des recettes avant même de les avoir collectées a été une stratégie employée par d’autres gouvernements pour faire passer la pilule. Ainsi, le gouvernement de l’Alberta au Canada, s’est engagé à ce que sa taxe carbone qui se monte à 30 dollars canadiens (CAD) par tonne soit neutre, c’est à dire intégralement reversée aux contribuables. Un tiers des revenus est redistribué sous forme d’une allocation destinée aux ménages les plus pauvres pour compenser le surcoût de la taxe. Ainsi un couple avec deux enfants et 80 000 CAD de revenus est éligible à un chèque de 540 CAD versé en 2018. Un quart est destiné aux investissements d’infrastructure, transport collectif, écoles et hôpitaux. Dix pour cent sont consacrés à l’efficacité énergétique. Un autre dix pour cent finance des baisses de taxe pour les PME.[5]

 

Aux Etats-Unis, l’Etat de Washington a organisé un referendum sur un projet de redevance carbone (carbon fee) en novembre dernier. Les citoyens ont pu se prononcer sur l’initiative 1631 qui prévoyait non seulement de tarifer la tonne de CO2 à 15 dollars US mais dressait aussi une liste précise de postes de dépenses: investissements dans les transports publics, dans l’efficacité énergétique et les énergies renouvelables, protection des forêts, compensations pour les communautés affectées par la fermeture des mines de charbon. [6] Cette initiative a été finalement rejetée,[7] mais elle a eu le mérite de susciter un débat démocratique sur un projet complet d’éco-fiscalité.

 

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La fiscalité est un instrument de politique publique dont il faut toujours rappeler les deux facettes : recettes et dépenses. Se focaliser sur les recettes dans un contexte de perte de confiance vis-à-vis des autorités publiques a eu des résultats désastreux en France. Difficile de se réjouir d’une baisse de la consommation de carburant générée par la hausse des taxes lorsqu’on passe à la pompe. On sait ce qu’on paye mais on ne voit pas les gains obtenus en retour. La transition vers une mobilité décarbonée est coûteuse. Elle nécessite d'énormes investissements et elle a des impacts redistributifs dommageables pour les strates de la population les plus pauvres. La concertation sur l’éco-fiscalité qui s’annonce en France doit aborder ces questions en prenant bien en compte les efforts qui seront demandés à chaque catégorie de la population.

 

 

 

 

 

 


[1] La CSPE risque d'être rognée en 2019 puisque le gouvernement n'a pas trouvé d'autre façon de réduire le prix de l’électricité, mesure censée apaiser la grogne sociale : https://www.lemonde.fr/economie/article/2018/12/07/le-gouvernement-envisage-de-baisser-les-taxes-sur-l-electricite_5393773_3234.html

[2] Borenstein S. and D. Lucas "The Distributional Effects of U.S. Clean Energy Tax Credits",  NBER Tax Policy and the Economy, 2016, 30(1), 191-234, http://ei.haas.berkeley.edu/research/papers/WP262.pdf

[3] Pour le Conseil d'Etat, c'est un impôt: "La contribution au service public de l'électricité (CSPE) constitue un impôt qui n'a le caractère ni d'un impôt direct, d'une taxe sur le chiffre d'affaires ou d'une taxe assimilée, ni d'une contribution indirecte ou d'une autre taxe dont le contentieux est confié aux juridictions judiciaires par l'article L. 199 du livre des procédures fiscales. Dès lors, le contentieux de cet impôt est compris parmi le contentieux général des actes et des opérations de puissance publique et relève, à ce titre, de la juridiction administrative." http://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/analyse/2015-07-22/388853

[4] Voir la tribune de Christian Gollier du 21 Novembre 2018 parue dans Le Monde: « Gilets jaunes: La transition écologique va nécessiter un courage politique considérable »