Les incitations économiques finissent par s’émousser

8 Février 2016 Behavioral economics

Le gain en réputation de « l’économie comportementale » depuis une vingtaine d’années, au sein des sciences économiques est bien mérité. Remplacer la vision de l’homo oeconomicus par une vision plus riche de la psychologie humaine est non seulement scientifiquement justifiée, mais cela montre que la discipline est moins figée dans ses orthodoxies qu’on ne pourrait imaginer à la lumière des crises économiques récentes.
Des perspectives « comportementalistes » sont désormais prises en compte par les autorités publiques dans des domaines allant de la politique de la concurrence à l’assurance ou la gestion des retraites.

Il reste, cependant, beaucoup d’incertitudes sur les vraies leçons de l’économie comportementale. Un comportement souvent cité est la « réciprocité », la tendance à répondre à un geste généreux par un autre geste généreux, même entre deux personnes qui n’ont aucun intérêt égoïste à le faire.

Réaction de réciprocité

Dans le marché du travail, la réciprocité est supposée justifier la mise en place de salaires plus « généreux » que le minimum nécessaire pour recruter la main-d’œuvre. Ils sont censés produire un effort plus important chez l’employé que le minimum demandé par son contrat.

Pourtant, une étude qui vient de paraître dans une des plus prestigieuses revues économiques jette le doute sur ces conclusions (« Anatomy of a contract change », par Rajshri Jayaraman, Debraj Ray et Francis de Véricourt, American Economic Review, 2016, 106(2), 316-358). En septembre 2008, les ouvriers dans plusieurs plantations de thé en Inde ont reçu un nouveau contrat de travail qui augmentait leur salaire de base en diminuant la part de rémunération variable, versée selon la quantité de thé récoltée. Selon la théorie économique classique dite « des incitations », l’effort exercé par les ouvriers aurait  dû diminuer, puisqu’ils recevaient davantage de salaire garanti et aurait gagné moins qu’auparavant pour tout effort supplémentaire. Mais, à la suite de ce nouveau contrat la quantité récoltée par ouvrier a augmenté de plus de 80%, bien au-delà de ce qui pourrait être expliqué par d’autres facteurs. Les auteurs ont en effet écarté la possibilité que les résultats aient été influencés par d’autres incitations implicites comme la supervision accrue du travail, ou la poursuite officieuse de la part variable en fonction des quantités.

Ces résultats semblent conforter les hypothèses comportementales qui mettent en valeur la réaction de réciprocité de la part des ouvriers.

Effets neurophysiologiques importants

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Les auteurs ont continué à mesurer la quantité récoltée, et dans les mois qui ont suivi, celle-ci a fortement baissé, et est progressivement revenue au niveau qu’aurait prédit la théorie classique ! Après quatre mois, la réaction purement « comportementale » avait complètement disparu.

L’étude reste silencieuse sur les raisons de cet écart entre les effets de court terme et de long terme. Peut-être s’agit-il d’un phénomène connu des psychologues mais qui est jusqu’ici moins pris en compte par l’économie comportementale, à savoir l’accoutumance. Il est fort possible que la réciprocité répondrait à l’incidence psychologique d’un geste généreux de la part d’autrui, mais que cet impact diminuerait dans le temps pour les mêmes raisons que diminuent progressivement les effets de certains stupéfiants sur le cerveau.

On sait déjà que certains comportements économiquement significatifs provoquent des effets neurophysiologiques importants. Selon une étude d’un collectif de chercheurs publiée en 2004 dans la revue Science (« The Neural Basis of Altruistic Punishment » par de Quervain et al), l’acte de punir quelqu’un pour avoir contribué trop peu à un bien commun provoque une activation du noyau caudé dans le cerveau, une zone qui peut être activée également par la cocaïne ou la nicotine. L’indignation vertueuse, pour ainsi dire, est une drogue très addictive. Peut-être est-elle aussi soumise à la loi de l’accoutumance, qui demande d’infliger des peines de plus en plus fortes pour donner un niveau de satisfaction constant ?

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