La baisse du prix du pétrole annonce un changement de paradigme

4 Mai 2015 Macroéconomie

Dans le présent article, nous défendrons l’idée selon laquelle la chute du prix du pétrole ne peut pas être attribuée à une augmentation de l’offre mais plutôt à neuf ans de stagflation qui se sont traduits par une baisse sur le marché. La chute du prix du pétrole signifie que nous sommes entrés dans la phase de contraction de la production pétrolière : un changement de paradigme.

Commençons en rappelant quelques données et littératures. Entre 1998 et 2005, le prix du pétrole a doublé par rapport à son prix moyen du vingtième siècle et sa production a augmenté de 14 %. Entre 2005 et 2013, le prix a de nouveau été multiplié par deux mais sa production n’a progressé que de 3 %. Steven Kopits a estimé que les coûts en capital en amont entre 2005 et 2012 étaient 130 % supérieurs aux dépenses en capital entre 1998 et 2005. Selon nous, le début de la phase de stagflation de la production du pétrole a donc commencé en 2005. Campbell et Laherrère [2] avaient annoncé la hausse du prix du pétrole en 1998 lorsqu’ils avaient su prédire un pic de production de pétrole conventionnel en 2005-2006 ainsi que la fin de l’ère du pétrole bon marché. Ils ont fondé l’association pour l’étude du pic pétrolier et gazier (Association for the Study of Peak Oil and Gas - ASPO) en 2002. L’ASPO a ensuite fondé l’Uppsala Global Energy Systems (UGES) qui a lui-même prédit un accroissement de la production mondiale de pétrole à l'exception du pétrole léger de réservoirs étanches ou pétrole de schiste (Light Tight Oil - LTO) entre 2010 et 2014. Le pétrole de schiste représentant environ 5 % de la production mondiale en 2014, la prévision de l’UGES était conforme aux données jusqu’en 2014. Les prévisions de l’UGES au sujet de la production future de combustibles fossiles sont nettement inférieures à celles des organisations que les gouvernements et le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) utilisent pour prendre des décisions politiques, telles que l'Agence internationale de l’énergie (International Energy Agency ou IEA) ou l’Agence d’information sur l’énergie (Energy Information Administration ou EIA). Nous estimons que la baisse du prix du pétrole indique le début de la phase de contraction de la production de pétrole y compris du pétrole de schiste.

Empiriquement, un pic de production est souvent associé à des prix bas. Par exemple, un pic de production des États-Unis est survenu en 1970 (lorsque ce pays était le premier producteur mondial de pétrole) à un prix minimum local. Les États-Unis ont atteint un second pic juste avant que l’Union soviétique (alors le premier producteur mondial de pétrole) n’atteigne elle-même un pic de production en 1987, une fois encore à un prix minimum local. La production pétrolière de la mer du Nord a culminé en 1998 juste un an avant un prix minimum local. C’est assez naturel. La production pétrolière se caractérise par une augmentation du taux de déclin. Plus la production est élevée, plus le déclin annuel de la production est important, et plus l’investissement nécessaire pour empêcher une telle baisse est élevé. Lorsque le prix est bas, l’investissement dans le secteur pétrolier diminue, permettant ainsi au déclin de la production de dépasser la quantité de nouvelle production, entraînant alors un déclin de la production.

Notre premier argument est que la production pétrolière ne s’est pas accélérée de façon dramatique pendant la phase de stagflation. Jean Laherrère a fait remarquer à maintes reprises l’inexactitude des chiffres officiels de la production. Il n’existe aucune pénalité à l’encontre d'une fausse déclaration. Ces chiffres sont en fait des estimations et le moyen de les obtenir est souvent opaque. Les sources officielles de la production pétrolière peuvent varier de 3 % à tout moment.

Jeffrey Brown a souligné que la production du pétrole le plus cher sur le marché aujourd'hui en densité (25-38 API) a probablement atteint un sommet en 2005. Il avance que la production du nouveau pétrole de schiste est un pétrole bien plus léger (43 à 60 API). Mais on ne peut pas l’affirmer avec certitude car les chiffres officiels incluent généralement le pétrole brut (pétrole lourd) et les condensés (hydrates de carbone bien plus légers) mais c’est fort probable car sans le pétrole de schiste, la production pétrolière correspond à son niveau de 2005. Il est clair qu’une augmentation de la production de pétrole de schiste ne suffit pas à expliquer une chute du prix du pétrole à niveaux plus denses car ils ne sont pas en concurrence sur le même marché. Déclarer qu'une baisse du prix de Brent a été causée par une augmentation de la production de pétrole de schiste est aussi absurde qu’accuser la baisse du prix des pommes de terre sur une surproduction de pommes. Un baril de pétrole léger de réservoirs étanches produit très peu de distillat. Le distillat de pétrole sert à produire le kérosène des avions et le diesel. C’est pour cette raison que Matt Mushalik [5] a constaté que l’augmentation de la production de pétrole de schiste aux États-Unis n’avait pas affecté les importations de pétroles lourds du Moyen-Orient. Seules les importations de pétrole léger ont baissé. Une hausse de la production de pétrole de schiste peut être liée à l’accroissement de l’écart entre le pétrole de schiste et le Brent. Par exemple, le 1er avril, le baril de brut léger du Dakota du Nord se vendait pour 34 $ alors que celui du WTI se vendait pour 46 $.

La chute du prix du pétrole s’est accompagnée d’une réduction du prix de toutes les marchandises. Par exemple, le prix du charbon australien avait baissé de 40 % à la fin de l'année 2014 par rapport au prix de 2011. La diminution du prix du pétrole repose sur une base trop large pour être provoquée par une augmentation possible de la production pétrolière.

Notre deuxième argument est que la stagflation, parceque les prix sont historiquement élevés lorsque la production stagne, réduit le marché du pétrole dans le temps. Il est bien connu que le pétrole est relativement inélastique par rapport aux variations à court terme des prix. Par exemple, même si les États-Unis n’ont pas signé le protocole de Kyoto et que la production de pétrole a augmenté d’environ 40 % entre 2015 et 2013, selon BP, la consommation de pétrole américaine a atteint un sommet en 2005 et se situait à environ 10 % en dessous du pic en 2013. Le pétrole est inélastique à court terme car les personnes utilisant le pétrole dans le cadre de leur travail ont peu d’alternatives lorsque le prix du pétrole augmente. Cependant, sur des périodes plus longues, les individus peuvent faire des choix qui permettent de réduire le marché du pétrole : ils peuvent isoler leur maison, substituer des sources énergétiques lorsqu'ils doivent mettre à jour leurs immobilisations, organiser des covoiturages, etc. Toutes ces actions proactives permettent de diminuer la demande de pétrole. Mais il existe également le simple effet de la stagflation. En effet, la stagflation se caractérise principalement par des salaires bas en raison d’une aggravation de l’inégalité des richesses [8,6]. Ceci réduit le marché du pétrole car le salaire moyen diminue par rapport à un prix élevé constant du pétrole, réduisant ainsi les niveaux de vie.

Compte tenu des effets de la stagflation sur l’économie, il fut surprenant de constater que les prix du pétrole étaient restés durablement élevés face à la baisse de la demande aux États-Unis, en Europe et en Eurasie. Le motif est que bien sûr la demande en Chine et en Inde avait augmenté afin de répondre à ce relâchement. La chute actuelle du prix indique que la stagflation a enfin réduit les demandes chinoise et indienne. Si notre analyse s’avère correcte, le prix du pétrole restera aux niveaux actuels jusqu’à ce que l’offre se contracte de l'ordre de 4 %.

Depuis novembre 2014, le prix du pétrole est inférieur aux coûts de production pour une grande partie des producteurs de pétrole de schiste [1,4]. Il convient de remarquer que ce prix est le même que celui qui a stimulé une forte augmentation de la dépense d’investissements dans l’industrie pétrolière en 2005. Par conséquent, ce qui semblait un prix élevé il y a 10 ans est désormais considéré un prix bas saturé. Lorsque la production pétrolière n’est pas réglementée, les producteurs de pétrole ont tendance à surproduire, c’est-à-dire qu’ils choisissent d’investir dans la production jusqu’à ce que le prix du marché du pétrole tombe sous une proportion significative du coût de production, entraînant alors des cycles économiques considérés néfastes à la fois pour les consommateurs et les producteurs. C’est pour cette raison que dans les années 1930, la Commission ferroviaire du Texas a reçu l'autorisation d'imposer des quotas aux producteurs pétroliers qui empêchaient ces derniers de surproduire, décision approuvée à la fois par les consommateurs et les producteurs. Dans les années 1970, l’OPEC jouait le rôle de la commission ferroviaire du Texas. En novembre 2014, l’Arabie saoudite a refusé de réduire la production afin de défendre les prix. À partir de ce moment-là, les prix ont chuté de façon dramatique, et aujourd'hui, les producteurs pétroliers interagissent dans un environnement non réglementé.      Le rapport du marché du pétrole à long terme de 2015 de l’IEA publié en février suggère que les producteurs de pétrole de schiste (produit via fracturation hydraulique ou « fracking ») sont sur le point de devenir les nouveaux producteurs de bouclage. Le raisonnement sous-jacent à cette conclusion est que la production de pétrole de schiste est coûteuse, ses cycles d'investissement sont courts par rapport aux autres méthodes de production pétrolière (6 mois au lieu des 10 ans nécessaires pour une production en eau profonde), et la production de pétrole de schiste présente des taux de déclin très élevés. Les producteurs de pétrole de schiste doivent donc avoir la possibilité d’accélérer et de réduire la production rapidement. Mais ce raisonnement est défectueux.

Même avec des prix élevés, les producteurs de pétrole de schiste n’ont jamais pu générer de flux de trésorerie disponible [1,4]. Ils ont optimisé les flux de capitaux et les augmentations de la production plutôt que les profits. Les règles de la SEC ne stipulent pas l’évaluation de la valeur de la production d’actifs. Un puits de pétrole qui produit un volume donné de pétrole par an est un actif qui produit la valeur de ce volume de pétrole. La valeur de la non-production d’un actif est évaluée par la quantité de pétrole qu’il est censé produire moins le coût de production de ce pétrole. Le prix escompté du pétrole est estimé à l’aide de la valeur moyenne de pétrole au cours des 12 mois précédents. Les actifs sont réévalués en avril et en octobre de chaque année. La façon la plus simple de cacher le fait qu'une non-production d’actif est marginalement rentable ou non sur un bilan est de la transformer en un actif de production. En raison des taux de déclin élevés des puits de pétrole de schiste (la moitié de la production totale survient pendant les deux premières années de production), pour maintenir l'illusion d'actifs hautement rentables, les producteurs de pétrole de schiste ont augmenté la production de façon exponentielle afin de toujours obtenir un grand pourcentage de nouveaux puits dans la composition des actifs.

La meilleure stratégie des producteurs de pétrole de schiste serait de mettre un terme aux investissements jusqu'à ce que le niveau de production soit suffisamment bas pour garantir la rentabilité des opérations. Ces producteurs ne peuvent pas se permettre d’implémenter cette stratégie car ils doivent rembourser des dettes, donc ils doivent prioriser le flux de capitaux, même à perte. Leur réaction face à des prix de pétrole bas fut de réduire les dépenses d’investissements de 30 à 40 %, de baisser les coûts, et de publier autant de nouvelles actions possibles avant la réévaluation d’avril des valeurs d’actifs. Avec un pourcentage plus faible de nouveaux puits et 6 mois de prix du pétrole situé en dessous des prix de production, les bilans de ces compagnies seront moins séduisants que précédemment. En conséquence, leur crédit renouvelable sera réduit et les investissements continueront d’être soumis à une pression à la baisse. Les recettes issues de nouvelles émissions serviront à rembourser la dette et à augmenter le flux de trésorerie. Les producteurs de pétrole de schiste doivent également faire face à un accroissement des obstacles majeurs pour des raisons environnementales de la part d'organisations telles qu'Americans Against Fracking. La fracturation a été récemment interdite à Brenton, au Texas. La rareté croissante de l’eau constitue également une difficulté dans l’augmentation de la production de pétrole de schiste. Les premières entreprises à souffrir du prix de pétrole bas sont les compagnies de services pétroliers. Nous estimons que les compagnies de pétrole de schiste attireront l’attention des vendeurs à découvert d’ici novembre 2015, à moins que les prix n’augmentent considérablement.

En 2005, on estimait les taux de déclin mondiaux à environ 6 % par an. En 2013, l’EIA les a estimés à 9 % par an. Avec l’augmentation des taux de déclin et la baisse des investissements, la production tombera finalement à un niveau suffisant pour permettre au pétrole de schiste de devenir rentable. Plus long sera le délai, moins les producteurs de pétrole de schiste pourront accroître la production. Les créditeurs demanderont le retour de leurs capitaux avant l’augmentation de la production. Par conséquent, les producteurs seront des producteurs de bouclage très lents et nous pouvons nous attendre à la volatilité du marché pétrolier au cours des prochaines années.

À l’échelle mondiale, les coûts des producteurs pétroliers continuent d’augmenter. Leur dette a tellement augmenté que certains craignent des répercussions sur l’ensemble du secteur financier [3]. Pendant la phase d’expansion de la production pétrolière, les prix élevés ont généré l’augmentation de la production et les prix bas ont entraîné des hausses sur le marché pétrolier. Pendant la phase de contraction, les prix élevés entraîneront la contraction du marché et les prix bas généreront la diminution du volume de production. C’est pour cette raison qu’un pic pétrolier est un problème de prix bas, et non un problème de prix élevés.

Cette modification de paradigme est bien sûr une excellente nouvelle pour le changement climatique. Il convient de remarquer que selon l’IEA, 2014 fut l’année où pour la première fois depuis le début de la révolution industrielle, les émissions de dioxyde de carbone n’ont pas augmenté. Que le changement de paradigme soit une bonne chose ou non pour l’économie dépend en grande partie sur le temps qu’il faut aux personnes pour reconnaître ce changement. La ville de Güssing, en Autriche, qui n’utilise plus que l'énergie renouvelable depuis 2001 sera protégée de la prochaine turbulence des marchés pétroliers. Les villes en transition qui deviennent moins dépendantes des carburants fossiles seront elles-aussi isolées. Les fonds qui investissent actuellement dans le secteur pétrolier seront probablement déçus. La meilleure façon de mettre fin au réchauffement climatique est de rejoindre le mouvement de transition qui permet de réduire le marché des carburants fossiles. Rejoindre le mouvement permettra également d’obtenir le meilleur retour sur capital.

 

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