A chacun selon ses capacités

5 Mai 2015 Energie

En application de la loi Nome,[1] Réseau de Transport d’Electricité (RTE), le gestionnaire du système électrique français, vient de lancer la mise en place d’un mécanisme destiné à sécuriser l’alimentation de la France en électricité, mécanisme qui doit être opérationnel au 1er janvier 2017.[2] Rémunérer les capacités de production en sus de l’énergie produite est présenté comme une nécessité face à la montée en puissance, soutenue par les pouvoirs publics, d’énergies intermittentes produisant à coût nul. Dans ce billet, nous étudions les avantages et inconvénients des mécanismes de capacité.

1         Répondre à une demande versatile

La demande résiduelle qui s’adresse aux centrales hydro-électriques, nucléaires et thermiques à flamme varie très fortement d’heure en heure, de jour en jour, de saison en saison, au gré de la température, de l’ensoleillement, des horaires de travail, de la force du vent, etc. Dans l’industrie électrique, répondre à la demande est plus difficile que dans d’autres industries où une demande variable peut être absorbée par l’alternance de périodes de stockage et de déstockage. Que faire dès lors que le produit n’est pas stockable ?  Deux approches sont possibles.  Les mécanismes de capacité constituent une approche, la coordination centralisée par les quantités.  Les auteurs de ce blog défendent l’autre approche, celle qui est basée sur i.e., la coordination décentralisée par les prix.

2         Mécanismes de capacité

Plusieurs Etats des USA et la Grande Bretagne ont mis en œuvre des mécanismes de capacité avec l’objectif de garantir que des moyens de production suffisants sont connectés au réseau. Ces mécanismes ont beaucoup de traits communs: le gestionnaire du système électrique, qui est également dans la plupart des cas gestionnaire du réseau de transport (GRT)[3], détermine une cible de capacité qui doit être disponible à une date future (par exemple 100 gigawatts de capacité installée en 2018), et organise aujourd’hui une enchère pour cette capacité, enchère à laquelle participent les producteurs d’électricité et les opérateurs d’effacement de consommation. Tous les « gagnants » recevront le prix déterminé par l’enchère (par exemple 40 000 € par mégawatt et par an) qui correspond à la valeur de la capacité de production en 2018. Le point essentiel est que les enchérisseurs retenus recevront la rémunération de capacité pour compenser financièrement leur disponibilité, qu’ils soient appelés à produire de l’électricité ou non, à réduire la consommation ou non.

Le mécanisme qui s’installe en France s’éloigne quelque peu de ce modèle.[4] Il s’articule en deux étapes : dans un premier temps, les fournisseurs d’électricité (qui sont Acteurs Obligés pour le compte des consommateurs) doivent prouver à RTE qu’ils auront accès à suffisamment de production pour couvrir la demande qu’ils anticipent à une date donnée, en prenant en compte une marge de sécurité. Par exemple, si RTE impose une marge de 15%, un fournisseur qui prévoit une demande de pointe de 20 gigawatts par ses clients en 2018 doit prouver à RTE qu’il disposera en 2018 de capacités de production ou d’effacement égales à 20 gigawatts, plus 3 gigawatts de marge. Toutefois, il est possible que RTE estime que la somme des demandes prévues par l’ensemble des fournisseurs est inférieure à la demande totale que lui-même prévoit, par exemple parce que tous les fournisseurs anticipent de perdre des parts de marché. Alors, dans un deuxième temps, RTE organise une enchère pour la capacité manquante, comme dans les autres pays cités précédemment.

Certains arguments militent pour des mécanismes de capacité, d’autres militent contre. Ils sont examinés successivement ci-dessous.

3         Justifications des mécanismes de capacité

Information et pouvoir de marché sur les marchés de l’énergie

Comme nous l’avons expliqué dans le billet précédent, si l’on s’en remet aux seuls marchés de l’énergie, lorsque la demande d’électricité s’approche de la capacité installée, le prix le prix du mégawattheure grimpe jusqu’au point où il reflète la disposition à payer de la collectivité pour ce niveau de capacité. Ce processus d’équilibrage suppose que les demandeurs peuvent réduire leur consommation et les offreurs accroitre leurs livraisons lorsque le prix augmente, mais aussi qu’ils sont capables d’investir aujourd’hui dans les technologies qui permettront demain d’accroitre la production et de réduire la consommation.

Cette approche suppose donc que les producteurs et les consommateurs sont bien informés et rationnels. Elle place les agents individuels ou leurs représentants au centre du processus de décision. Elle suppose qu’ils disposent des outils d’information et de contrôle permettant de réagir aux signaux de prix. Elle suppose aussi que les prix sont des signaux fiables des fondamentaux du marché, sans manipulation.

Or, sur un marché spot de l’énergie, pour couvrir les charges fixes, le prix doit grimper à plusieurs milliers d’euros par MWh quelques heures dans l’année. Dans une économie où les producteurs et les opérateurs d’effacements sont guidés par le profit, comment s’assurer que les prix ne montent pas plus haut que ce qui est nécessaire pour couvrir les coûts et que les heures de pointe ne sont pas trop nombreuses ? Le problème est d’autant plus sérieux que la demande d’électricité est faiblement élastique, ce qui signifie que les producteurs peuvent pousser les prix à la hausse sans que la demande se réduise en proportion.

La réponse à cet argument est double. Premièrement, la demande est faiblement élastique précisément parce que les prix de détail varient peu, contrairement aux prix de gros. Si les prix de détail variaient de façon importante, les consommateurs s’organiseraient pour adapter leur demande. Lorsque les compagnies aériennes ont adopté la tarification heure de pointe dans les années 1980 (sous le nom de « yield management »), les consommateurs ont modifié leur comportement. Confrontée à de fortes variations de prix, la demande d’électricité deviendrait beaucoup plus élastique, ce qui réduirait significativement la capacité des producteurs à augmenter les prix de façon indue.[5]

Deuxièmement, les autorités de régulation (en France, l’Autorité de la Concurrence et la Commission de Régulation de l’Energie) peuvent et doivent exercer un contrôle vigilant pour détecter et punir les comportements anti-concurrentiels. La micro-économie sous-jacente est suffisamment claire pour que ces contrôles soient efficaces. Malheureusement, la solution (de facilité) retenue est celle d’un prix plafond (et d’un prix plancher)[6], empêchant le marché de l’énergie de dégager des marges suffisantes pour couvrir les coûts fixes pendant les quelques heures où fonctionnent les centrales de super pointe.

Niveau de fiabilité et valeur de la rareté

Pour déterminer la capacité cible, le GRT utilise un critère de fiabilité. En France, ce critère prend la forme d’un critère de défaillance. Lorsque la demande excède l’offre, le GRT doit procéder à des délestages tournants. Les pouvoirs publics ont fixé à 3 heures par an en moyenne la durée maximale des délestages. Il n’est pas garanti que l’équilibre du marché de l’énergie conduise au même degré de fiabilité. Avec une rémunération supplémentaire attachée aux capacités disponibles, la fiabilité du système se rapprochera du niveau souhaité par la puissance publique.

On peut objecter à cet argument que le critère de défaillance n’a plus de raison d’être. Il est pertinent dans un monde où la demande est inélastique au prix. Il ne l’est plus si la demande est élastique puisqu’elle s’ajuste naturellement à la capacité installée par le truchement des prix. En réalité, on ne peut pas garantir que la demande pourra s’ajuster à l’offre dans toutes les situations possibles. Alors, une réduction administrative de la demande (sous la forme de délestages tournants) est nécessaire. Faut-il revenir à un critère de défaillance ? Plutôt qu’un critère de défaillance, les GRT (ou les pouvoirs publics) peuvent calculer une valeur de la défaillance : lorsque des délestages doivent être mis en œuvre, le prix de gros s’établit automatiquement à cette valeur.

La distinction critère de défaillance / valeur de la défaillance peut sembler purement sémantique, puisque, dans les deux cas, les pouvoirs publics produisent un chiffre. En fait, la différence est essentielle : lorsqu’ils utilisent un critère de défaillance, les pouvoirs publics déterminent de facto la capacité à installer ; lorsqu’ils fixent une valeur pour la défaillance, ils laissent aux agents économiques la liberté de choix quant à la façon de s’adapter à cette valeur extrême de la rareté.

Subventions aux producteurs pénalisés par les subventions aux renouvelables

Un argument bien présent, mais rarement explicité, est qu’il faut protéger les moyens de production classiques. Depuis le début des années 2000, la production d’électricité de sources éolienne et photovoltaïque a littéralement explosé en Europe, financée par de généreuses subventions (en France par le truchement de la CSPE). Les centrales classiques font face à de sérieuses difficultés financières, et nombreuses sont celles qui ferment.

Cette substitution de production renouvelable à la production classique n’est pas un problème en soi, au contraire c’est précisément l’effet escompté. Toutefois, il est possible que le balancier aille trop loin : certaines centrales, que l’on voudrait garder disponibles pour les soirées d’hiver sans vent, risquent de fermer. Les opérateurs de ces centrales ont demandé aux pouvoirs publics de les subventionner, afin de protéger l’emploi et l’investissement.  Le mécanisme de capacité, qui rémunère les centrales de production indépendamment de leur production, constitue une réponse des pouvoirs publics.

Si la cible était parfaitement fixée, seuls les moyens nécessaires seraient financés.  En pratique, il est probable que le GRT fixera la cible à un niveau légèrement trop élevé, pour se protéger d’accusations d’imprévoyance. Certains moyens de production, qui ne sont pas strictement nécessaires, se retrouveront de facto subventionnés. Les mécanismes de capacité sont donc une forme d’intervention des pouvoirs publics dans le fonctionnement des marchés pour corriger … une intervention précédente, les subventions aux énergies intermittentes.

4         Faiblesses des mécanismes de capacité

Ajustement de l’offre à la demande

Les mécanismes de capacité ajustent l’offre (en l’occurrence la capacité disponible pour produire de l’électricité) à la demande. Ils sont donc contraires à l’esprit de la transition énergétique, qui suggère de réaliser des économies d’énergie, en particulier en réduisant la consommation aux heures de pointe.

Les mécanismes de capacité s’inspirent de la méthode mise en œuvre par les compagnies électriques tout au long du XXème  siècle : en utilisant des modèles de plus en plus sophistiqués, les ingénieurs prévoient la demande à 5 ans ou 10 ans, puis conçoivent et construisent le parc de production qui satisfait cette demande. Celle-ci dépend seulement de la croissance économique et des conditions climatiques, et sûrement pas du prix de l’électricité. Cette approche, qui s’est révélée très efficace au cours du siècle passé, ne prend pas en compte la révolution des technologies de l’information : les clients peuvent désormais ajuster leur consommation au prix en (quasi) temps réel.

Vulnérabilité aux manipulations de marché

L’expérience des Etats Unis montre que les mécanismes de capacité sont sujets à manipulations.[7] Les producteurs et les opérateurs d’effacement sont rémunérés pour les capacités qu’ils promettent. Or celles-ci ne sont pas toujours utilisées. Il y a donc une incitation à promettre plus que ce qui peut être tenu. Le système doit donc être contrôlé de près.

Par exemple, un des objectifs des mécanismes de capacité est d’encourager la construction de nouveaux moyens de production. Supposons qu’un producteur s’engage à construire une centrale qui sera disponible dans 5 ans. Dans l’intervalle, que peut contrôler RTE, organisme certificateur ? Avec quelle fréquence doit-il visiter le chantier pour mesurer l’état d’avancement des travaux ?

Qu’en est-il des inévitables aléas ? Est-il réaliste qu’un producteur s’engage à être disponible 100% du temps ? Par exemple, aux Etats Unis les producteurs ont fait face en Janvier 2014 à une vague de froid exceptionnelle, qui a conduit à l’indisponibilité de nombreuses centrales.[8] Quel est alors le seuil acceptable ? Les aléas favorisent les gros producteurs, qui peuvent diversifier les risques sur l’ensemble de leur portefeuille : il est plus facile de garantir 95% de disponibilité sur un parc de 10 centrales que sur une seule centrale.

Le problème de la crédibilité des engagements est encore plus difficile en ce qui concerne les effacements. Il est déjà délicat d’apprécier la réalité des volumes effacés à échéance de 24h. Alors, quelle valeur accorder à des effacements promis pour dans 5 ans ? L’expérience de la Nouvelle Angleterre montre que les fournisseurs ont promis de très nombreux effacements, ce qui a réduit les prix sur les marchés de capacité, donc le paiement des fournisseurs aux producteurs. Mais les promesses d’effacement n’étant pas toutes tenues, le système a connu de réelles difficultés. Si RTE accepte toutes les promesses d’effacement (on parle d’effacement explicite), il prend un risque important pour le système. Il est donc probable que, par prudence, RTE favorisera de facto la production au détriment des effacements explicites.[9]

Il ne s’agit pas seulement ici de problèmes techniques ou de mesure. L’expérience de la Californie a montré que les opérateurs des marchés de l’électricité (producteurs et opérateurs d’effacement) sont prêts à exploiter toutes les ambiguïtés des règles pour augmenter leurs profits. Il serait naïf de supposer que cela ne se produira pas en Europe.

* * *

Les mécanismes de capacité sont la plus récente manifestation d’une tendance malheureusement lourde des pouvoirs publics : l’encadrement administratif des marchés de l’électricité. Il faut donc s’attendre à une succession de textes destinés à corriger les imprécisions et erreurs des textes précédents, ainsi qu’observé aux Etats Unis: les GRT développent des règles détaillées régissant les mécanismes de capacité. Les opérateurs de marché exploitent les ambiguïtés de ces règles pour réaliser des profits. La sécurité du système est compromise. Les GRT développent donc de nouvelles règles, encore plus prescriptives et plus détaillées, auxquelles s’opposent les opérateurs … et le cycle continue.[10]

Une autre proche, bien plus simple, consiste à fixer la valeur de la défaillance au niveau adéquat (par exemple €20 000 /MWh, qui correspond au critère de 3 heures par an), et … à faire confiance aux consommateurs et aux investisseurs.  Cette confiance n’est pas aveugle : les pouvoirs publics doivent appliquer la maxime « trust, but verify » , c’est-à-dire à mettre en œuvre une politique de la concurrence vigoureuse pour s’assurer que les opérateurs n’exercent pas leur pouvoir de marché, en particulier pendant les heures de rareté.

 

[1] Article 6 de la Loi n° 2010-1488 du 7 décembre 2010 portant nouvelle organisation du marché de l'électricité (Nome) http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000023174854&categorieLien=id

[2] Arrêté du 22 janvier 2015 définissant les règles du mécanisme de capacité et pris en application de l’article 2 du décret no 2012-1405 du 14 décembre 2012 relatif à la contribution des fournisseurs à la sécurité d’approvisionnement en électricité et portant création d’un mécanisme d’obligation de capacité dans le secteur de l’électricité.

[3] Ce n’est pas toujours le cas. Aux Etats Unis, il s’agit de gestionnaires de système électrique (ISO), qui gèrent le réseau sans être propriétaires des actifs.

[5] Cette force de rappel a manqué en Californie en 2000/2001, ce qui n’explique pas la crise mais explique son ampleur. L’un des auteurs de ce blog se souvient de décorations de Noël allumées alors que l’électricité se négociait à plusieurs milliers de dollars du MWh sur le marché de gros.

[6] Comme on peut le voir sur les graphiques de EPEXSPOT, le plafond est à 3 000€/MWh et le plancher à −500€/MWh. En Espagne, le plafond est à 180€/MWh et le plancher à 0. http://www.omie.es/files/flash/ResultadosMercado.swf

[7] Pour une analyse théorique, voir T.O. Léautier The visible hand : ensuring optimal investment in electric power generation, à paraître dans The Energy Journal, 2015.

[8] The generation forced outage rate was two to three times higher than the normal peak winter outage rate of around 7 to 10 percent. Equipment issues associated with both coal and natural gas units caused the greatest proportion of forced outages. Natural gas interruptions comprised approximately 25 percent of the total outages. Extrait de la page 4 de “Analysis of operational events and market impacts during the January 2014 cold weather events”, PJM Interconnection, May 8, 2014: http://www.pjm.com/~/media/documents/reports/20140509-analysis-of-operational-events-and-market-impacts-during-the-jan-2014-cold-weather-events.ashx

[9] Le débat sur le rôle des effacements est très vigoureux aux Etats Unis http://www.rtoinsider.com/ne-demand-response-capacity/

[10] Par exemple, PJM (le plus gros ISO des Etats Unis) vient de proposer de transformer complètement son mécanisme de capacité en réaction aux conditions météorologiques extrêmes de janvier 2014 http://www.rtoinsider.com/capacity-performance-comments/