Sur le bouclier énergétique, le gouvernement est allé trop loin

23 Septembre 2022 Politiques publiques

Réforme des retraites, bouclier énergétique, le Prix Nobel d'économie Jean Tirole livre sa vision sur les dossiers chauds de la rentrée économique.

La France a-t-elle un problème avec l'idée de réformes? Alors que celle des retraites est promise pour l'été 2023, la taxe carbone réclamée à cor et à cri par les économistes est encore dans les limbes. Pourtant il y a urgence, avertit Jean Tirole, Prix Nobel d'économie, qui vient de publier aux PUF une version du rapport sur les grands défis économiques co-écrit avec Olivier Blanchard et commandé par Emmanuel Macron. Invité à la première Masterclasse organisée par L'Express pour ses lecteurs, Jean Tirole n'a éludé aucune question et pointe les dangers de ce qu'il appelle "la tempête parfaite". Entretien

L'Express : La superposition des crises, géopolitique, climatique, inflationniste, sanitaire, peut-elle déboucher sur une grande récession alors même que les marges de manoeuvre budgétaires et monétaires se rétrécissent?

Jean Tirole : Bien sûr, la situation est inquiétante. Car à chaque crise traversée, nous perdons un peu plus de marges de manoeuvre. Les Etats en sortent systématiquement plus endettés, les frustrations s'accroissent, les inégalités augmentent. Mais il y a de bonnes nouvelles aussi. On savait par exemple qu'il y aurait un jour une grande pandémie mondiale et il y en aura d'autres, mais le progrès technologique a permis d'accoucher en quelques mois de vaccins là où il aurait fallu attendre une décennie auparavant. Mon point de vue n'a pas changé. Si nous investissons pour l'avenir, nous serons capables de rembourser la dette car notre potentiel de croissance aura été accru. Mais si on emprunte pour dilapider l'argent public dans des dépenses courantes, alors, un jour, la France, l'Italie ou plus généralement l'Europe, pourraient subir des attaques spéculatives. Et là, la situation pourrait être autrement plus compliquée. Pour éviter cela, nous devons être sérieux et investir massivement dans l'éducation, la Recherche et Développement, la réduction des inégalités et évidemment le changement climatique... Or, ça, je ne le vois pas. Il y a une guerre en Europe évidemment, mais une guerre aussi contre le réchauffement climatique. Je ne vois pas nos concitoyens prêts à s'approprier les efforts nécessaires. C'est mon vrai sujet d'inquiétude, alors que les moyens de s'en sortir existent.

Vous identifiez trois risques ou défis majeurs que vous qualifiez même d'existentiels, à savoir le réchauffement climatique, les inégalités, le vieillissement de la population. Pour chacun d'entre eux, vous proposez des réformes ou solutions auxquelles les Français sont plutôt opposés, que ce soit la taxe carbone ou la réforme à points des retraites. Comment réconcilier l'économiste et les Français (et les électeurs)?

En tant qu'économiste, mon rôle n'est pas de me substituer aux politiques. Ils ont des arbitrages à faire face à un électorat compliqué. Les gens sont inquiets, à juste titre, car la situation est anxiogène. De fait, toute réforme devient un objet inflammable Mon rôle est de dire ce que je pense en tant qu'économiste... et tant pis si ça déplaît. Ce qui est vrai en revanche, c'est qu'il faut tenir compte des perceptions, qu'elles soient fausses ou justes, et essayer de les corriger. Certaines d'entre elles sont vraies. Je défends par exemple la taxe carbone mais je reconnais aussi son caractère agressif et inégalitaire : en pourcentage du revenu, elle touche davantage les plus fragiles. Si on ne compense pas cette perte (et je dirais la même chose de l'augmentation des prix du gaz et de l'électricité), c'est anxiogène et injuste. Quant à abandonner ce que j'appelle le "signal prix", qui est absolument nécessaire pour faire changer les comportements,  l'économiste que je suis ne peut pas l'accepter.

Comment persuader les Français de la nécessité d'une taxe carbone quand ils vivent un choc énergétique sans précédent et qu'une vague inflationniste soudaine lamine leur pouvoir d'achat?

Il faut déjà qu'elle soit plus juste. La taxe carbone actuelle, c'est un gruyère : certains la payent, d'autres non. Les Gilets Jaunes l'ont d'ailleurs dénoncé. Du point de vue de l'Etat de droit, ce n'est pas possible. Et ce raisonnement englobe aussi les produits qui viennent de l'étranger. C'est pourquoi l'ajustement carbone aux frontières est important pour faire en sorte que les industriels étrangers soient soumis aux mêmes règles quand ils vendent leurs produits en Europe. Ensuite, il faut faire en sorte de protéger les plus démunis. On doit utiliser le fruit de cette taxe carbone pour protéger ceux qui souffrent le plus.

Au regard de ce que vous venez de dire, le gouvernement a-t-il eu tort de mettre en place le bouclier tarifaire sur les prix du gaz et de l'électricité?

La situation est complexe. Il est vrai que nous sommes confrontés à un choc inouï sur les cours de l'énergie. Mais le bouclier tarifaire qui a été mis en place, je le rappelle, avant la guerre en Ukraine, revient à dire aux gens : "Le cours s'est envolé, mais vous ne subirez aucune augmentation sur votre facture". C'est la même chose pour l'électricité et le pétrole. Nous sommes en dehors des clous, même si je comprends la décision politique. En réalité, nous oublions totalement l'objectif écologique. Le bouclier tarifaire, qui coûte très cher à l'Etat - 24 milliards depuis un an -, est une subvention supplémentaire aux énergies fossiles très inégalitaire puisque tout le monde en bénéficie. La solution préférée de  l'économiste aurait été de verser une aide aux ménages les plus touchés mais de conserver une forme de "signal prix" de façon à encourager les économies sur les énergies fossiles. On a été trop loin dans le bouclier tarifaire. En sortir sera politiquement très sensible.

Alors que le gouvernement remet sur la table la réforme des retraites promise pour l'été 2023 avec possiblement un recul de l'âge de départ, vous continuez de défendre le régime universel à points... réforme qui a été enterrée au moment du Covid. Comment expliquez-vous cet échec : la réforme était- elle mal pensée, mal expliquée, le gouvernement de l'époque n'a-t-il pas suffisamment pris en compte les griefs et angoisses des "perdants"?

Évidemment, la question des "gagnants" et "perdants" se pose là aussi. Comme pour la taxe carbone. Dans le cas de la retraite à point, certains allaient y perdre et il fallait répondre à cette injustice. Sur le fond, le système universel à points est plus lisible et plus juste. C'est donc une erreur de continuer à poser des rustines sur un système en déséquilibre structurel. Mais reconnaissons-le, derrière ce sujet du système des retraites, il y a celui de la formation professionnelle tout au long de la vie, de l'emploi des séniors, de la santé au travail, autant de façons de travailler plus longtemps. Ce n'est pas une réforme mais tout un système qu'il faut changer. Responsabiliser les entreprises, c'est aussi ça le  libéralisme.

Article paru dans L'Expess le 13 septembre 2022. Propos recueillis par Béatrice Mathieu

Photo d'illustration: Huy Phan on Unsplash