Quel standard pour recharger les batteries de véhicule électrique ?

7 Février 2019 Energie

Le développement des véhicules électriques reste freiné par les batteries qui se déchargent trop vite et se chargent trop lentement. Chaque constructeur automobile a un intérêt privé à augmenter la durée de décharge de ses batteries. Mais quand il s'agit de définir les caractéristiques techniques des bornes de recharge, il y a conflit entre intérêts privés et collectifs.

 

Normalisation

Nous pouvons brancher n'importe quel appareil électroménager sur le réseau électrique sans nous demander si le voltage de l'un correspond bien à celui de l'autre. Cette universalité est le résultat de l'empilement au fil du temps de décisions stratégiques individuelles des producteurs, d'ententes découlant de concertations techniques au niveau de la branche, et d'obligations imposées par les pouvoirs publics, parfois à l'échelle d'un continent.

Il n'en va pas tout à fait de même lors du remplissage du réservoir de carburant d'une automobile. Il ne faut pas se tromper de tuyau sous peine d'endommager le moteur. Mais il reste vrai que toutes les marques de voitures utilisent les mêmes types de carburants et on peut tous les trouver dans la plupart des stations-services.

Le problème de la compatibilité des outils de "remplissage" resurgit avec l'augmentation du nombre de véhicules électriques (VE) en circulation. Les fabricants de VE ont des moteurs aux excellentes performances et réalisent des progrès constants pour ce qui est de la décharge des batteries embarquées. Mais ces progrès ne permettent pas encore d'envisager de façon sereine de longs déplacements car, pour "faire le plein d'électricité", il faut i) trouver des bornes de recharge, ii) qu'elles soient compatibles avec le véhicule et iii) que le temps d'attente ne soit pas trop long. Autant de conditions qui sont encore loin d'être remplies.

 

Complémentarité entre VE et réseau de chargeurs

Le propriétaire d'un VE qui n'est pas pressé peut toujours brancher sa batterie sur le "goutte à goutte" du réseau de distribution électrique de son habitation. Même chose sur le lieu de travail, entre son arrivée le matin et son départ en fin de journée. Mais si la voiture brûlant du carburant a eu le succès que l'on sait, c'est parce qu'elle a permis de réduire les temps de voyage entre villes. C'est donc aussi extra muros, sur moyenne et longue distance, que va se jouer le succès de son successeur électrique. Pour offrir le même service, il faut que les VE puissent être rechargés dans des délais comparables à ceux du remplissage d'un réservoir d'essence, au maximum une dizaine de minutes, ce qui nécessite des stations de recharge rapide. Les initiateurs de ces installations sont les distributeurs d'électricité, les collectivités territoriales, les concessionnaires d'autoroute mais aussi et surtout les constructeurs de VE. En effet, la plupart de ces derniers considèrent à juste raison que le véhicule et les stations de recharge sont les deux pièces indissociables du produit commercialisé. Tesla en est l'exemple emblématique.

 

La guerre des standards

 

Les constructeurs ont un intérêt commun à ce qu’il y ait un grand nombre de stations de recharge rapide bien réparties le long des routes et autoroutes et utilisables par tous les types de véhicules électriques. Il suffit donc qu’ils s’assoient autour d’une table pour définir les caractéristiques techniques et les protocoles de communication applicables à toutes les bornes de recharge. Ce serait simple en effet si les constructeurs n’avaient déjà défini plusieurs normes, individuellement ou par petits groupes.[1] Et comme chacune de ces normes est protégée par un ensemble de brevets et de protocoles propriétaires, derrière les gains collectifs que pourrait procurer l’adoption de spécifications uniques se cachent des royalties qui profiteront à l’entreprise ou groupe d’entreprises dont la norme aura été adoptée.

Entre SAE Combo Charging System (BMW, GM, VW), CHAdeMO (Nissan, Mitsubishi, Kia), GB/T (constructeurs chinois) et le Supercharger (Tesla) la guerre des standards est déclarée.[2] Cette configuration dans laquelle les intérêts individuels et l'intérêt collectif sont partiellement divergents est connue dans la théorie des jeux non-coopératifs sous le nom de Bataille des Sexes.[3] D'un côté, avec un standard unique les candidats à l'achat d'un VE sauteraient plus facilement le pas puisqu'ils craindraient moins de ne pas trouver la borne qu'il leur faut quand ils doivent recharger. Les constructeurs seraient donc collectivement gagnants. D'un autre côté, le constructeur dont le standard s'impose gagne sur deux tableaux: non seulement il peut espérer vendre plus de véhicules, ce qui est vrai de tous les constructeurs, mais il peut aussi faire payer aux autres des royalties pour les licences d'utilisation de ses brevets. La guerre des standards, comme la Bataille des Sexes, a donc plusieurs équilibres possibles, c’est-à-dire plusieurs combinaisons de stratégies telles que chaque joueur est satisfait de sa décision étant donné les décisions des autres joueurs. Et chacun des joueurs souhaite voir promu "son" équilibre, c’est-à-dire celui dans lequel c'est son standard qui est adopté.

 

Norme de jure et norme de facto

Pour sortir de cette impasse, il y a essentiellement deux solutions. La première consiste en ce qu'une autorité, politique ou professionnelle, un organisme de normalisation tel que le Cenelec, obtienne des joueurs une solution de jure avec partage des gains pour compenser ceux dont l'option technique n'a pas été retenue et doivent donc adapter leur technologie. En quelque sorte, on rend coopératif le jeu initial en ajoutant à l'étape des gains une étape de partage du butin.

Dans l'autre solution, la guerre actuelle se transforme en guerre d'usure débouchant sur une norme de facto, celle du vainqueur. En effet, si l'un des concurrents arrive à convaincre un nombre suffisant d'acheteurs de la supériorité de sa technologie, le réseau de ses chargeurs croît plus rapidement que celui des autres constructeurs et il se déclenche un phénomène d'auto-renforcement de l'attractivité par lequel tout nouveau candidat à l'achat d'un VE préfèrera se tourner vers ce réseau. C'est d'ailleurs par un mécanisme de ce type que le moteur à explosion s'est imposé face au moteur électrique il y plus d'un siècle.

Il reste aussi la possibilité que subsistent plusieurs standards comme pour les ordinateurs personnels où Apple a su résister face à la montée en puissance de Windows.

 

 

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Aujourd'hui, l'avenir du véhicule électrique se joue probablement plus dans le réseau de recharge rapide que dans les ateliers de construction. En termes d'intérêt collectif, l'identité du vainqueur importe peu, sauf si le standard adopté est technologiquement le moins performant. La France s'est fixé comme objectif l'installation, d'ici à 2030, d'au moins sept millions de points de charge (art. 41 de la LOI n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte). Pour ce qui de son intérêt privé, en investissant massivement dans l'infrastructure de chargeurs chaque constructeur peut espérer prendre la tête de la course plus sûrement qu'en investissant dans des améliorations marginales de ses véhicules.[4]

 

[4] Sur un sujet proche, on peut lire l'article de G. Pavan qui montre que le développement des carburants alternatifs (GPL, GPV) est mieux assuré par une subvention aux stations-service pour qu'elles s'équipent de pompes que par une subvention aux acheteurs de véhicules utilisant ces carburants; https://www.tse-fr.eu/sites/default/files/TSE/documents/doc/wp/2017/wp_tse_875.pdf