Les effets redistributifs de la tarification de l’électricité en temps réel

25 Mai 2022 Energy

D’après l’Observatoire National de la Précarité Énergétique, 20% des Français déclarent avoir souffert du froid au cours de l’hiver 2020-2021, dont plus du tiers pour des raisons financières. Qu’arriverait-il si, comme en Espagne, le prix qu’ils payaient pour l’électricité fluctuait en permanence en fonction de l’offre et la demande ?

Le marché et le bouclier tarifaire

Le 1er février 2022, trois semaines avant l’agression russe contre l’Ukraine, le tarif de détail de l’électricité en France aurait dû augmenter en moyenne de 40% hors taxe par application de la règle d’empilement des coûts qui encadre les calculs de la Commission de Régulation de l’Energie. Mais face aux effets dévastateurs d’une telle hausse, qui plus est en période électorale, le gouvernement a utilisé le « bouclier tarifaire » prévu par l’article 181.VI de la Loi de Finances 2022 pour limiter la hausse à 4%. En fait, il s’agit plus d’un couvercle que d’un bouclier car la différence de prix sera répercutée sur les semestres à venir. Cette déconnexion du tarif de détail et du prix de gros montre à quel point nos sociétés énergie-voraces ont du mal à s’adapter aux convulsions des marchés de l’énergie.

En théorie, la tarification au coût marginal, c’est-à-dire la vente d’un produit à un prix égal au coût de la dernière unité livrée, est le signe d’une allocation des ressources efficiente. En pratique, cette tarification peut être inapplicable. Dans l’industrie électrique, en l’absence de stockage à grande échelle, le coût marginal de l’énergie livrée à un instant donné est celui de l’énergie produite la plus couteuse à ce même instant : solaire, éolien, thermique, hydraulique ou nucléaire (voir notre précédent billet). Par conséquent la tarification au coût marginal est une tarification en temps réel. Sans les avantages d’un amortissement des volumes par stockage, le prix varie constamment en fonction des disponibilités de production et du niveau de la demande. Les variations sont non négligeables d’heure en heure, et elles peuvent être considérables de jour en jour ainsi qu’entre l’été et l’hiver. En France, pendant le mois de décembre 2021, le prix du MWh sur le marché de gros a atteint 620€ le 21 à 17h et il est descendu à 15€ le 28 à 4h, soit 40 fois moins.

Redistribution régressive

En plus d’être difficile à appliquer, une tarification de détail basée sur les fluctuations du prix sur le marché de gros de l’électricité est indésirable pour les consommateurs les plus pauvres. C’est ce que confirme une étude récente coordonnée par les économistes Natalia Fabra et Mar Reguant à partir de données espagnoles. Les consommateurs d’électricité espagnols sont les seuls au monde à être assujettis par défaut à une tarification en temps réel depuis 2015. A partir de données de consommation horaire de 1 million de ménages pendant 18 mois, les auteurs montrent que la tarification en temps réel pénalise les ménages à faible revenu.

Leur argument est le suivant : dans un système où la part énergie du prix de détail ne varie pas dans le temps, pour équilibrer les comptes des divers opérateurs cette part est une moyenne, donc elle est plus élevée que le prix de gros à certains moments (heures hors pointe), et plus faible à d’autres (heures de pointe). Donc, par comparaison avec le coût du système reflété par le prix de gros, lorsque le prix de détail est invariant les ménages qui consomment beaucoup aux heures hors pointe subventionnent ceux qui consomment beaucoup aux heures de pointe. Cette redistribution est-elle progressive (des hauts revenus vers les bas revenus) ou, au contraire, régressive ? Pour répondre à cette question, il faut identifier la relation entre profil journalier de consommation et revenus. Elle est établie en utilisant les données sur la distribution régionale des revenus en fonction du code postal et en recourant à des méthodes statistiques éprouvées pour allouer chaque ménage à une distribution particulière de revenus.

 

Air conditionné et chauffage électrique

Les résultats font apparaitre un effet régressif de la tarification en temps réel, donc un accroissement des inégalités. Cependant, cet effet n’est pas très important. L’explication tient à la faible variabilité des prix de gros intra-journaliers pendant la période de l’étude (janvier 2016 – mai 2017) alors que les différences de prix sont beaucoup plus marquées entre l’été et l’hiver. Or, les déplacements temporels de consommation pour tirer parti de prix variables sont assez limités. Par exemple on peut décaler le démarrage de la machine à laver de quelques heures, voire d’une journée, mais ce n’est pas ce qui permettra de faire le plus d’économies. A l’inverse, il serait profitable de déplacer dans le temps le démarrage du chauffage électrique et de l’air conditionné, mais le confort ressenti en serait fortement affecté. Or l’air conditionné est surtout utilisé par les ménages à haut revenu et bien sûr en été quand les prix sont bas, alors que l’électricité est la source de chauffage chez de nombreux ménages à faible revenu pendant l’hiver où la forte demande pousse les prix de gros à la hausse. Donc, avec le basculement généralisé d’un tarif à prix fixe annuel vers une tarification en temps réel, les faibles revenus sont perdants et les hauts revenus sont gagnants. Cet effet redistributif négatif est partiellement atténué par une redistribution positive intra-quotidienne : quotidiennement les riches consomment plus d’électricité que les pauvres, mais cet excès est relativement plus important aux heures de pointe. Bien que l’effet intra-quotidien du basculement de tarif joue à l’inverse de l’effet inter-saisonnier, le solde des deux effets reste en défaveur des ménages à faible revenu.

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L’efficience d’une tarification en temps réel ne doit pas faire oublier les effets redistributifs de tout changement de grille de prix, qui peut avoir pour effet d’exacerber les inégalités. On pourra objecter que l’augmentation moyenne de facture des ménages espagnols à faible revenu estimée par les auteurs de l’étude demeure faible, de l’ordre de 2%. Néanmoins, elle pourrait être plus importante à l’avenir car l’étude a été faite sur une période où la volatilité des prix était assez faible alors que, depuis plusieurs mois, les prix aux heures de pointe atteignent des niveaux très élevés. D’autre part, l’idée même que cette hausse se fasse à l’avantage des ménages riches dont la facture a baissé est politiquement insupportable. Une autre objection est que les contrats à prix variables ne sont pas obligatoires : s’il en fait la demande, un ménage peut opter pour un contrat à prix fixe. Mais la clause « s’il en fait la demande » est rédhibitoire lorsqu’elle surestime l’expertise et la capacité d’optimisation contractuelle des ménages.