Le bon fléxitarien et le mauvais vegan ?

26 Juin 2019 Environnement

Il devient de plus en plus difficile d’ignorer les problèmes liés à la consommation de produits d’origine animale. Stigmatisation de la viande rouge comme facteur de risque pour les maladies cardiovasculaires, les cancers, le diabète et l’obésité, scandales des conditions d’élevage et d’abattage révélés par vidéos, promotion de journées sans viande (Lundi vert, amendement Cazebonne sur l’option végétarienne dans les cantines scolaires), injonctions par les experts scientifiques internationaux à diminuer fortement notre consommation de viande si nous ne voulons pas continuer à dangereusement dégrader notre environnement (1). La prise de conscience de ces faits, qui nourrit la progression du végétarisme, a aussi été à l’origine d’un nouveau concept : le «flexitarisme».

«Flexitarisme» et «flexitarien·ne» sont des emprunts récents à l’anglais, où leurs correspondants flexitarism et flexitarian ont été inventés par l’auteur et chroniqueur culinaire américain Mark Bittman, qui prône notamment une réduction de la consommation de viande. Ces mots-valises, fusionnant flexible et vegetarism-vegetarian, se rapportent à la pratique alimentaire d’une personne «qui limite sa consommation de viande, sans être exclusivement végétarien[ne] » (le Petit Robert 2017).
Le flexitarisme apparaît donc prima facie comme proche du végétarisme, à la fois par les motivations de sa création et par son processus de formation lexicale. Il en diffère cependant de façon essentielle par l’imprécision de sa définition. Il existe de nombreux types de végétarismes (ovo-lacto-végétarisme, végétalisme…), mais tous excluent la consommation de chair animale. En revanche, le flexitarisme, dont la définition renvoie à une «limitation», forcément relative, de la consommation de viande, n’élimine aucun type d’aliment, de sorte que, même si cette possibilité ne correspond pas à l’esprit de son inventeur, flexitarisme peut désigner à peu près n’importe quel régime alimentaire humain (à l’exception peut-être de ceux des Massaïs ou des Inuits).
Cette ambiguïté fondamentale du flexitarisme n’a pas échappé à Interbev (l’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes), qui en fait le concept central de sa dernière campagne publicitaire (Interbev 2019). Son nouveau périodique en ligne, «Flexi Gourmand», s’ouvre par un éditorial «Flexi quoi ? Flexitarien !» qui s’applique à définir à sa façon et à promouvoir ce mode de vie : «Le flexitarien est l’omnivore du XXIe siècle, consommateur éclairé qui mange aussi bien des aliments d’origine animale que d’origine végétale… Il est adepte des légumes et légumineuses, mais aussi amateur de viande, en juste quantité. Il a fait le choix d’un mode de vie respectueux de son corps, mais aussi de la planète. En mangeant mieux, de façon plus raisonnée, il peut ainsi privilégier des viandes de qualité issues d’une production responsable et durable.»

Les expressions flatteuses s’enchaînent - éclairé, flexible, en conscience, librement, plaisir, santé, envies, équilibre, juste, respectueux - pour qualifier un comportement défini dans des termes vagues - «manger mieux», de façon plus «raisonnée», privilégier des viandes de qualité issues d’une production «responsable et durable» (selon quels critères ?) -, sauf en ce qui concerne le point majeur : manger «aussi bien des aliments d’origine animale que d’origine végétale». Voilà donc la définition d’un flexitarien d’après Interbev (2). Des fâcheuses préoccupations qui motivent les choix des végétariens, il n’est plus question. Seule demeure l’affirmation d’un hédonisme revendiqué et d’une bonne conscience décernée à bon compte, sans autre contrainte que de «choisir librement ses aliments pour son plaisir et sa santé». Des études en psychologie et en économie ont mis en évidence les stratégies mentales des consommateurs (minorant les souffrances des animaux d’élevage, alléguant du caractère «normal, nécessaire et naturel» de la consommation carnée, etc.) pour réduire l’inconfort des dissonances cognitives liées au «paradoxe de la viande (3)». Quel consommateur gêné par les arguments relatifs aux produits animaux mais répugnant à changer ses habitudes alimentaires ne se reconnaîtrait pas alors dans ce portrait complaisant aux exigences si faibles ? Difficile de résister, et Interbev ne se prive d’ailleurs pas de suggérer par une question toute rhétorique que les Français sont de fait des flexitariens qui s’ignorent, voire même d’affirmer que les Français sont déjà «naturellement flexitariens» (Interbev 2019). Face à une pression sociale accrue remettant en cause la consommation de produits animaux, l’ambiguïté du flexitarisme, amplifiée par Interbev, permet donc en toutes circonstances, et quel que soit son régime, d’affirmer partager en tant que flexitarien les préoccupations et le comportement des végétariens, simplement de façon moins contrainte.

La captation du flexitarisme par l’industrie de la viande n’a pas comme seule conséquence de favoriser l’immobilisme aux dépens d’une transition alimentaire pourtant nécessaire. L’association de la flexibilité à la consommation de viande permet aussi par contraste d’associer aux végétariens ses antonymes : rigidité, inflexibilité. La flexibilité est une caractéristique hautement valorisée par nos sociétés modernes. Dans des contextes économiques sujets à des transformations rapides, la flexibilité des emplois, des horaires, l’aptitude à changer facilement pour s’adapter aux circonstances sont considérées essentielles à la survie des entreprises. Dans une certaine conception du darwinisme, la flexibilité, la capacité à s’adapter est la marque des gagnants. Sur un plan plus émotionnel, un caractère flexible définit une personne conciliante, tolérante, facile à vivre. Ces qualités désirables contrastent avec celles des personnes rigides, inflexibles, par exemple des végétariens qui refusent en toute occasion de consommer de la viande.

Son ambiguïté et ses connotations positives font donc du flexitarisme un concept marketing idéal pour l’industrie de la viande, qui permet à la fois de promouvoir le statu quo, voire la progression de la consommation carnée et de discréditer subrepticement les végétariens. Il n’en reste pas moins que les problèmes sanitaires, éthiques et écologiques demeurent, et que la promotion d’un terme séduisant mais dévoyé de son sens originel et encourageant l’immobilisme dans le domaine de l’alimentation est socialement délétère.