Entre cryptomonnaies et CBDC, quel avenir pour la monnaie?

1 Février 2024 Finance

La révolution numérique, en facilitant l’introduction de nouvelles monnaies, préfigure une concurrence intense entre secteur privé et secteur public et entre pays pour offrir des services efficaces propices à l’épargne, aux transactions et à l’écriture des contrats. S’il est difficile d’en prédire l’issue, gageons que les quelques fondamentaux économiques discutés dans cet article seront au centre des développements.

Le développement des cryptomonnaies est à resituer dans un contexte plus général : la guerre entre différentes approches pour offrir aux acteurs économiques la possibilité de stocker et faire fructifier leur épargne et liquidités, pour régler les transactions, et pour servir d’unité de compte dans les contrats financiers et commerciaux. De fait, il y a une demande importante pour des monnaies aux coûts de transaction faible, en particulier pour les transactions internationales ou pour les micro contributions et les micropaiements. [Par exemple, le e­yuan implique un coût de transaction de 0,1 %, à comparer aux 2 % que peuvent tarifer les organismes de cartes de crédit.]

Des coûts de transaction élevés

Tout actif a le potentiel d’être utilisé comme monnaie, mais bien peu réussissent à devenir une réserve de valeur, un moyen d’échange et une unité de compte. En particulier, le bitcoin en est loin. Les coûts de transaction du bitcoin sont encore élevés. De plus, il n’a pas encore adopté le modèle biface des cartes de paiement (qui consiste à faire payer le commerçant et pas l’acheteur, voire même à subventionner ce dernier pour l’utilisation de la carte par des remises ou des miles gratuits) ; aujourd’hui le bitcoin sert essentiellement, au moins dans les pays développés, de réserve de valeur­outil spéculatif et n’a que peu d’intérêt pour les transactions, hormis les transactions illégales.

Une très grande volatilité

La très grande volatilité de la valeur des cryptomonnaies est un autre facteur rendant leur utilisation comme unité de compte pour les contrats improbable. C’est pour cela que certaines cryptomonnaies sont conçues comme des cryptomonnaies stables (en anglais : stablecoins) ; la plus importante de ces monnaies stables actuellement est Tether. L’idée est d’apparier à la cryptomonnaie un collatéral qui en garantisse la valeur. Ce collatéral peut avoir plusieurs formes. Il peut être constitué de titres émis dans une monnaie classique (comme le dollar), par exemple des bons du Trésor ou demain une monnaie de banque centrale (central bank digital currency ou CBDC). Ces réserves doivent alors être en quantité suffisante pour arrimer la cryptomonnaie à la monnaie choisie. Mais, pour cela, il faut bien sûr un superviseur prudentiel attentif. Car, comme pour toutes les institutions financières, la tentation est forte d’investir dans des actifs plus risqués et à rendement plus élevé que dans des actifs relativement sûrs mais peu rémunérateurs (c’est pour cette raison que le respect des exigences de liquidités imposées aux banques par Bâle 3 est toujours un exercice délicat). De fait, Tether, dont les réserves en dollars étaient supposées correspondre 1 pour 1 au nombre de tokens, fut en 2021 condamné par la Commodity Futures Trading Commission américaine à payer 41 millions de dollars pour avoir prétendu être couvert à 100 % par de la monnaie fiduciaire quand il ne l’était qu’à 27,6 %. De plus, la plateforme peut vouloir octroyer des prêts à des sociétés affiliées, ce dont elle doit être empêchée.

La nécessité d’un régulateur

Il y a bien entendu d’autres formes possibles de collatéral : les actifs financiers, des marchandises (biens durables) stockées, des matières premières, ou encore… d’autres cryptomonnaies (ce qui pourrait être utile si les valeurs des cryptomonnaies étaient négativement corrélées, mais elles sont malheureusement plutôt corrélées positi­vement). Dans tous les cas, seul un régulateur prudentiel, comme il en existe pour les banques, peut garantir au public que l’institution ne prenne pas ses aises avec les règles qu’elle a édictées. Et la nationalité de ce régulateur est un enjeu important quand par ailleurs la cryptomonnaie et les investisseurs correspondants sont totalement globaux. Un des rôles traditionnels du régulateur bancaire est de protéger les petits déposants, les PME et les autres institutions régulées contre le risque de faillite de la banque où leurs économies ou liquidités sont déposées : voir mon livre avec Mathias Dewatripont The Prudential Regulation of Banks (MIT Press, 1994) pour une discussion de la philosophie de la surveillance prudentielle. Un régulateur national peut en effet être partagé entre le désir de renforcer l’attractivité de sa place financière (en attirant des entreprises liées aux cryptomonnaies) et celui de protéger ceux des investisseurs qui sont localisés sur son territoire, qui ne sont qu’une fraction de tous les investisseurs, ce qui le pousse donc à privilégier le premier objectif.

La position centrale des États

En toile de fond, la concurrence pour le leadership des paiements numériques se déroulera entre au moins trois groupes d’acteurs : les cryptomonnaies décentralisées, les monnaies privées sponsorisées (Libra­Diem ou toute autre monnaie de Big Tech) et les monnaies numériques de banque centrale (CBDC). Les banques centrales sont entrées tardivement sur ce marché, malgré les avantages compétitifs dont elles disposent : l’État décide de ce qui a cours légal, et donc peut forcer l’utilisation au moins optionnelle de sa monnaie. Cette option devient une obligation quand il s’agit du paiement des impôts et autres prélèvements effectués par l’État. Enfin, l’État peut forcer les banques et le Fintech à rejoindre la plateforme étatique, comme ce fut le cas pour le renminbi en Chine et pour Pix (une plateforme de paiements numériques gérée par la banque centrale) au Brésil. Les États pourront aussi conclure des accords pour rendre les transferts internationaux bon marché, en s’assurant que ces derniers s’effectuent automatiquement au taux de change en vigueur sur un marché des devises CBDC très liquide. Enfin, et en reprenant en miroir le point déjà fait dans l’article précédent celui­ci dans le présent dossier au sujet des crypto­ monnaie, le bilan positif des CBDC peut rapidement changer de signe dans un État autocratique. L’aspect numérique des CBDC facilitera la surveillance et la répression des citoyens. Tout pouvoir supplémentaire donné aux États requiert l’existence d’un État de droit.

Quel accès aux CBDC ?

Les contours de cette monnaie numérique de banque centrale restent à définir. En particulier, qui pourra détenir les CBDC et dans quelles proportions ? Les déposants de détail ? Ceux détenant des dépôts de gros (dépôts non assurés) ? Quelle concurrence sera faite aux dépôts bancaires ? Sur ce dernier sujet, un consensus semble émerger pour ne pas vider les banques de leurs fonds stables. Selon la banque centrale chinoise, « la nouvelle monnaie numérique n’est pas destinée à remplacer les dépôts sur les comptes bancaires et les soldes détenus par les applications de paiement telles qu’Alipay et WeChat ». De même, un rapport de 2020 de sept grandes banques centrales et de la Banque des Règlements internationaux définit le premier de ses trois principes fondamentaux dans les termes suivants : « Coexistence avec l’argent liquide et d’autres types de monnaie dans un système de paiement flexible et innovant. » Quoi qu’il en soit, il faut de nouveau se souvenir des fondamentaux économiques.

Tous les dépôts ne peuvent être garantis

Premier fondamental, tous les dépôts dans les institutions financières ne sont pas censés être garantis (protégés en cas de difficultés de l’institution). La nature sans risque des dépôts des particuliers jusqu’à une certaine limite (100 k€ en France par déposant et par établissement) est aujourd’hui assurée par l’État. Idéalement la garantie passe par un fonds de garantie des dépôts suffisamment solide ; à défaut elle provient d’un renflouement par l’État à condition que ce dernier soit solvable. Mais, en temps normal, les dépôts sont couverts par des prêts (la banque restreinte – narrow bank – est sous-­optimale). Notons aussi que les règles bâloises de supervision prudentielle insistent aujourd’hui et à juste titre sur le respect d’un montant minimal du passif des banques en fonds propres et en dettes représentant un passif cautionnable (bailinable liabilities). La garantie des dépôts s’applique malheureusement trop souvent à tous les déposants, qu’ils soient garantis ou non, comme on l’a encore vu récemment lors de la quasi­ faillite du Crédit Suisse.

Second fondamental, tous les dépôts dans les institutions financières ne sont pas censés être à vue. Si la fonction de transformation des banques peut être schématisée par la caractérisation que les banques en moyenne acceptent les dépôts à vue et prêtent à long terme, il est normal que les banques aient une partie de leur passif en titres qui ne sont exigibles qu’à terme (et compensent les investisseurs pour cette concession). Cela limite en partie leur risque d’illiquidité.

Que faire ?

Un large accès aux CBDC augmenterait considérablement la taille des dépôts sûrs et exigibles à vue. Est­ce souhaitable ? N’oublions pas que, si une partie importante du passif des banques était transférée à la banque centrale, le gouvernement serait dans l’obligation d’accorder des prêts pour compenser les prêts bancaires disparus. Or l’État n’a en général pas l’expertise nécessaire pour accorder des prêts ; il peut aussi faire du favoritisme à des fins politiques dans l’octroi de ces prêts ; et enfin il peut être trop indulgent avec les emprunteurs insolvables (phénomène de la « contrainte budgétaire molle »). Une approche plus conservatrice serait de limiter le montant par habitant qui peut être détenu dans les CBDC. Les CBDC seraient de facto les nouveaux dépôts assurés des particuliers et payeraient la cotisation d’assurance­ dépôt. L’intérêt des CBDC serait alors une facilité accrue d’utilisation et des coûts de transaction faibles pour les ménages.

Article publié dans le magazine La Jaune & la Rouge, n° 792, en février 2024, https://www.lajauneetlarouge.com/magazine/792/

Illustration Photo de André François McKenzie sur Unsplash