Une concurrence sous perfusion pour la vente de gaz naturel

28 Novembre 2014 Concurrence

Concurrence sous perfusion pour la vente de gaz naturel au détail

Ces jours ci, nous sommes nombreux à trouver dans notre boîte à lettres (papier ou électronique) un curieux message envoyé par GDF-Suez, qui nous demande si nous nous opposons à la transmission d’informations[1] concernant notre abonnement au tarif réglementé du gaz naturel à ses concurrents pour prospection commerciale. Les optimistes comprendront la question de façon positive : « Souhaitez-vous que mes concurrents puissent vous proposer un prix de marché plus intéressant que le tarif que vous payez actuellement ? » Pour les pessimistes, ce sera plutôt « Voulez-vous être dérangés (de préférence aux heures des repas) par des démarcheurs bavards et roublards qui vous attireront dans leurs rets par des promesses mirifiques? »

Ce message, envoyé sur injonction de l’Autorité de la concurrence par GDF Suez, est l’occasion de faire le point sur le marché de détail du gaz naturel en France et sur la faible intensité de la concurrence qui y règne.

La plainte de Direct Energie

Quelle est l’origine de la missive évoquée ? Le 16 avril 2014 l’Autorité de la concurrence est saisie d’une plainte de la société Direct Energie contre des pratiques mises en œuvre par le groupe GDF Suez dans le secteur de la fourniture de gaz, d’électricité et de services énergétiques. Les pratiques dénoncées par le plaignant consistent principalement à :

a. maintenir la confusion entre les activités relevant d’un service public et les activités concurrentielles ;

b. utiliser de manière abusive les fichiers de clientèle ;

c. coupler de manière abusive les offres de fourniture de gaz, d’électricité et de services annexes ;

d. dénigrer les concurrents.

Dans sa décision[2] du 9 septembre 2014, l’Autorité de la concurrence annonce l’ouverture d’une instruction au fond pour rechercher si les comportements en cause sont contraires à l’article L.420-2 du code de commerce et à l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, lesquels prohibent l'exploitation abusive par une entreprise d'une position dominante sur le marché. Il faut donc s’attendre dans un avenir proche à de nouvelles décisions de l’Autorité pour encourager une « concurrence par les mérites » et non une concurrence biaisée par des avantages qui auraient été acquis lorsque GDF Suez détenait un monopole de la fourniture de gaz naturel.

Pour l’heure, l’Autorité fait suite à la demande de Direct Energie de prendre des mesures conservatoires en raison d’une « menace grave et immédiate » pour les consommateurs résidentiels, pour le plaignant et même pour le secteur du gaz naturel,: [L]a mesure à la fois nécessaire et proportionnée à l’urgence constatée est d’enjoindre à la société GDF Suez, à titre conservatoire et dans l’attente d’une décision au fond, d’accorder, à ses frais et avant le 3 (repoussé au 13 en appel) novembre 2014 pour les personnes morales et le 15 décembre 2014 (repoussé au 15 janvier 2015 en appel) pour les personnes physiques, aux entreprises détenant une autorisation ministérielle de fourniture de gaz naturel qui en feraient la demande, un accès à certaines informations relatives aux clients aux tarifs réglementés de vente de gaz dans des conditions objectives, transparentes et non discriminatoires

Qu’y avait-il donc de grave et immédiat alors que la situation actuelle perdure depuis le 1er juillet 2007, date qui devait marquer l’ultime étape de la libéralisation amorcée en Europe avec la directive du 22 juin 1998 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel. Après tout, voici sept ans que nous sommes tous libres de choisir notre fournisseur de gaz naturel (et d’électricité). Pour les consommateurs non résidentiels, ça fait même 10 ans.

En fait, l’ouverture du marché du gaz naturel à la concurrence peut difficilement être considérée comme une réussite. D’après la CRE[3], au 30 juin 2014 les 18 fournisseurs alternatifs recensés ne servent que 15% des consommateurs résidentiels de gaz naturel et 27% des non résidentiels. En termes de volume livré, le pourcentage reste de 15% sur le segment des résidentiels, mais historiques et alternatifs se partagent à égalité le segment des consommateurs non résidentiels.

Une faute partagée

L’inégalité des parts de marché qui persiste dans la fourniture de gaz naturel en France n’a pas une explication unique et l’accès au fichier des clients de GDF Suez ne débloquera pas de façon magique la situation. Tous les acteurs portent une part de responsabilité.

Il y a d’abord les autorités européennes qui ont sous-estimé la complexité de l’introduction de la concurrence dans les secteurs du gaz et de l’électricité, caractérisés par de fortes contraintes techniques, économiques, et politiques, qui justifiaient historiquement leur organisation en monopoles. Les règles édictées produisant parfois des effets inattendus, il a fallu les modifier à plusieurs reprises.

Il y a ensuite les gouvernements français successifs qui, moins emballés que leurs voisins par le projet concurrentiel, ont toujours transposé les obligations communautaires au dernier moment, prenant ainsi beaucoup de retard sur les autres états membres, et avec tellement de contraintes que l’objectif initial des mesures finissait par être oublié. Pour ce qui est de la vente au détail du gaz naturel, comme pour l’électricité dont notre billet du 6 novembre 2014 décortiquait les mécanismes, le principe actif du prix de marché a été enrobé dans un excipient de tarifs de vente, à fort contenu politique et objets de toutes les manipulations imaginables.

On citera ensuite bien entendu les anciens monopoles publics qui, probablement plus par inertie que par calcul, ont enfreint à plusieurs reprises les règles de la concurrence et, suite aux condamnations par les autorités de défense de la concurrence, ont dû apprendre à leur personnel de nouveaux codes de conduite. Quoi de plus normal à l’intérieur d’une entreprise qui cherche à réduire ses coûts que d’utiliser les données disponibles ou les protocoles de vente déjà opérationnels et à surfer sur l’image de marque bien établie dans le public. Et tant que les autorités n’y trouvent rien à redire, tant mieux si ça limite l’entrée de concurrents.

Mais les fournisseurs alternatifs ne sont pas non plus exempts de critiques. Puisque le fichier est essentiel à une activité commerciale, comment se fait-il que dix ans après la date de libre choix du fournisseur par les clients non résidentiels et sept après celle applicable aux clients résidentiels, les fournisseurs alternatifs (ou du moins le plaignant) en soient encore réduits à demander l’accès à la base de clientèle de leur principal concurrent. Si les données client sont un élément essentiel de la concurrence, pourquoi ne pas avoir massivement investi dans leur collecte ? Notons par ailleurs que dans l’ensemble des fournisseurs alternatifs, Direct Energie joue un rôle utile de poil à gratter. C’est un habitué des prétoires que l’on a déjà vu à l’œuvre contre EDF en 2007 dans la dénonciation d’un ciseau tarifaire.[4] Les autres fournisseurs alternatifs semblent se cantonner dans un rôle de passager clandestin

Enfin il y nous, les consommateurs. Les Français ne sont pas connus pour leur enthousiasme en faveur des mécanismes de marché. Si l’on excepte les périodes de soldes, les prix sont rarement négociés, et encore ! Nous nous en tenons à une attitude stricte de « preneur de prix », laissant le rôle de « faiseur » au vendeur. Dans ce rôle passif, nous craignons évidemment de nous faire gruger. Si donc c’est une autorité publique qui se charge de la fixation du prix, nous voici rassurés. Pour l’énergie, les tarifs administrés sont plébiscités et les offres de marché, y compris celles proposées par les opérateurs historiques, regardées avec méfiance. Le problème est que le prix (le tarif) est alors plus déterminé par les échéances électorales que par les fondamentaux économiques.

Du don de données pour répondre à l’urgence

Compte tenu de cette inertie généralisée, où est la menace grave et immédiate qui motive la décision de l’Autorité ? Elle est apparemment dans la disparition prochaine des tarifs réglementés applicables aux clients professionnels dont les sites ont une consommation de gaz naturel supérieure à 30 000 kWh.[5] Ce sont 58 000 sites représentant un volume d'environ 44 TWh qui devront choisir un fournisseur le 1er  janvier 2015 et 104 000 sites représentant un volume d'environ 9 TWh le 1er janvier 2016.

Dans des conditions « normales » de marché, le choix du fournisseur est tout sauf définitif. On en choisit un et, si on trouve mieux, on en change. Il suffit que les mécanismes de marché ne soient pas biaisés par des abus de position dominante, et c’est justement pour empêcher de tels abus qu’existent les autorités de la concurrence.

Mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, les consommateurs français, y compris les non résidentiels, n’ont pas une forte culture marchande, et les pouvoirs publics ne les y incitent guère. Le premier fournisseur choisi restera donc probablement le même pour longtemps. D’où l’apparent forcing actuel de GDF Suez pour convaincre ses abonnés au tarif à devenir ses clients commerciaux, et le forcing symétrique de Direct Energie pour mettre la main sur ces mêmes abonnés au tarif.

L’injonction de transmission des informations par l’Autorité est donc une bonne nouvelle pour Direct Energie et les autres fournisseurs alternatifs, mais elle ne change pas grand-chose pour nous, consommateurs. La décision organise un verrouillage oligopolistique de la clientèle là où le verrouillage risquait d’être monopolistique. Nous sommes encore à des années lumières d’une vraie concurrence, celle dans laquelle les consommateurs informés font librement leur marché.[6]

 

La propriété des données

Pour terminer, notons que la lettre reçue par les consommateurs de gaz au tarif s’achève par : « Si vous ne souhaitez pas que vos données soient transmises à des fins de prospection commerciale aux fournisseurs ayant fait une demande d'accès à la base de données clients de GDF SUEZ, veuillez renvoyer le formulaire en cochant la case ci-contre. À défaut d'opposition de votre part dans les 30 prochains jours, vos données seront automatiquement rendues accessibles à ces fournisseurs ».

De fait, chacun peut s’opposer à la transmission de ses données personnelles.[7] Nous pouvons donc à la fois éviter d’être dérangés par des démarcheurs « en cochant la case » et pourtant faire jouer la concurrence en allant visiter le site de la Commission de Régulation de l’Energie[8] et en jouant avec son comparateur d’offres. Il est tout à fait en bas à droite de la page d’accueil, un peu dissimulé c’est vrai. Décidément, en France, il faut creuser pour trouver la concurrence. Pour le lecteur pressé, voici un lien direct : comparateur-offres.energie-info.fr/

 

Lire l'article dans La Tribune

 

[1] Il s’agit des numéros de point de comptage et d’estimation, consommations annuelles de référence , profils de consommation, noms et prénoms des clients, adresses de facturation, adresses de consommation, et numéros de téléphone fixe.

[2] Décision n° 14-MC-02 du 9 septembre 2014 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société Direct Energie dans les secteurs du gaz et de l’électricité http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/14mc02.pdf.

GDF Suez a fait appel, mais cet appel a été rejeté le 31 octobre 2014 http://www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/ca_gdf_14mc02.pdf.

[3] Observatoire des marchés de l’électricité et du gaz naturel. Marchés de détail, 2e trimestre 2014. www.cre.fr/media/fichiers/marches/consulter-l-observatoire-des-marches-de-detail-du-2eme-trimestre-2014

[5] Article 25 de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation ; www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000028738036&fastPos=1&fastReqId=1380227946&categorieLien=id&oldAction=rechTexte. Il aura donc fallu un mois à Direct Energie pour agir dans l’urgence !

[6] Sur l’inertie des consommateurs, voir notre billet du 24 juin 2014.

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