Objectifs environnementaux et sociétaux : halte aux faux-fuyants

30 Avril 2015

Même lorsque l’économie de la régulation suggère des interventions très simples, les puissances publiques s’obstinent souvent à construire des réponses complexes, inappropriées et finalement contre-productives.

Il en va ainsi de la prise en compte des objectifs environnementaux, des objectifs d’emploi ou des objectifs sociétaux (insertion des handicapés…). En l’absence d’information détaillée sur les acteurs les mieux à même de contribuer à la réalisation des objectifs, l’Etat doit décider des objectifs et encourager les acteurs économiques, par le biais d’incitations monétaires, à participer au bien-être de la société (par exemple, les économistes ont calculé le prix du CO2 qui permettra de limiter le réchauffement climatique à 2 oC) : c’est le principe pollueur-payeur en matière d’environnement, le principe bonus-malus en termes de licenciements, les subventions à l’emploi de handicapés, etc.

L’approche pollueur-payeur assure une cohérence, une efficacité et par là une pérennité de l’action publique. Hélas, négligeant la théorie et l’évidence empirique, les gouvernements optent souvent pour une solution plus administrée : une profusion de politiques opaques et incohérentes de lutte contre la pollution, le contrôle administratif des licenciements…

Pour ne prendre qu’un exemple, une politique qui produit une économie d’une tonne de CO2 à un coût de 100 euros la tonne (ce qui sous-estime le coût de certaines de nos politiques en la matière) n’a rien d’écologique : pour la même dépense, au moins 10 tonnes auraient pu être économisées. En effet, avec un prix du carbone européen actuellement à moins de 10 euros, d’autres investissements verts ne coûtant que 10 euros par tonne de CO2 économisée ne sont pas réalisés.

Évaluations hétérogènes des objectifs

Il en va de même pour l’intégration dans les appels d’offres publics de critères sociaux, environnementaux ou d’innovation, rendue possible par les directives européennes sur la commande publique.

Dans une note récente du Conseil d’analyse économique (CAE) sur la passation et la gestion des marchés publics, nous mettons en garde contre l’idée que l’Etat puisse se défausser de ses responsabilités en appelant à l’utilisation de critères extra-financiers dans les appels d’offres. Nous arguons que cette approche desservira les objectifs recherchés, objectifs que bien sûr nous partageons.

Il y a trois raisons pour cela : tout d’abord, l’utilisation de critères extra-financiers dans les appels d’offres est très difficile à mettre en œuvre au niveau de la commande passée par le donneur d’ordre et fera l’objet de manipulations considérables dans leur mesure. Les entreprises sont souvent actives sur plusieurs marchés, publics et privés. Dès lors, comment savoir si une pollution est liée au contrat concerné ou à un autre contrat (l’entreprise choisira toujours l’allocation de la pollution à un contrat particulier qui lui est favorable) ?

Il sera impossible pour les donneurs d’ordre de savoir si un kilowatt d’électricité verte ou un handicapé sont employés par l’entreprise pour la commande concernée, un autre contrat public ou une activité dans le secteur privé. L’allocation comptable des efforts extra-financiers à telle ou telle commande étant arbitraire, on sera dans l’ordre du déclaratif et les « performances » environnementales et sociétales de l’entreprise déformeront la réalité. Il se peut aussi que les entreprises vertueuses se spécialisent dans la commande publique et les moins vertueuses dans la commande privée, conduisant juste à une diminution de la concurrence dans les appels d’offres dans la commande publique.

Ensuite, même si l’on pouvait mesurer les efforts environnementaux et sociétaux de l’entreprise délégataire, l’approche impliquerait au sein de l’Etat des évaluations très hétérogènes des objectifs (par exemple du prix du carbone sous-jacent) ; elle serait donc très inefficace par rapport à l’approche alternative dans laquelle l’Etat prend ses responsabilités et définit une politique globale vis-à-vis de la mise en œuvre de ces objectifs.


Risque de favoritisme

Par exemple, l’Etat doit fixer un prix du carbone unique, alors que les évaluations implicites du carbone choisies par les donneurs d’ordre pourraient aisément aller de 0 à 1 000 euros la tonne, générant des inefficacités substantielles. Il en est de même pour les critères sociaux dans les appels d’offres : 6 % des marchés publics donnent lieu à clauses sociales lors des appels d’offres, mais les collectivités ne valorisent pas ces objectifs de la même manière, ce qui entraîne des surcoûts variables.

L’Etat, s’il considère cet objectif comme primordial, devrait prendre ses responsabilités, en subventionnant les entreprises si elles remplissent cet objectif et en les taxant si elles ne le font pas. Cela implique que la fixation des critères environnementaux et sociaux doit faire partie des fonctions régaliennes de l’Etat, au contraire de ce que laissent entendre les directives européennes. Seule une politique globale, affectant tous les décideurs (publics et privés), est concevable.

Finalement, le choix des objectifs par le donneur d’ordre accroît le risque de favoritisme et d’absence de concurrence réelle, le donneur d’ordre pouvant choisir la pondération des critères et leur mesure de façon à avantager telle ou telle entreprise. Pour faire simple, une surtransposition des directives européennes sur ce point, imposant des critères sociaux, environnementaux ou d’innovation, ferait peu de cas des objectifs recherchés.

L’Etat est mieux à même de remplir les objectifs environnementaux et sociétaux que les donneurs d’ordre des collectivités territoriales et des administrations, et doit avoir le courage de ses politiques. Faire reposer l’atteinte de ces objectifs sur la commande publique, sous prétexte que la puissance publique doit être exemplaire, constitue au mieux une solution de deuxième ordre, au pire une solution coûteuse qui ne permet pas de s’approcher des objectifs visés.

Article disponible sur Le Monde.fr 

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