Notre-Dame-des-Landes : les limites du référendum

22 Mars 2016 Politiques publiques

Après le barrage de Sivens, l’affaire Notre-Dame-des-Landes (NDDL) pose à nouveau le problème de l’acceptation populaire d’un projet d’infrastructure publique. La récente décision du président de la République de recourir au référendum pour tenter de mettre un point final au débat marque nettement une défiance vis-à-vis de la démocratie représentative et, plus fondamentalement, elle confronte deux logiques de décision publique : la décision fondée sur le choix populaire et celle fondée sur l’expertise. Mais est-ce une bonne idée ?

Un référendum a de nombreux avantages. Il permet d’associer directement les citoyens au processus de décision, ce qui renforce le sentiment démocratique. Il permet ainsi de contourner le processus de décision politique quand celui-ci est contesté, par exemple à cause du lobbying ou de l’opportunisme des élus. Plus généralement, un référendum agit comme une menace sur les décideurs publics, et peut donc être utile même s’il n’est pas effectivement mis en place. Aussi, un référendum encourage l’échange et l’appropriation d’information par le public, ce qui tend à favoriser l’acceptation de la décision finale dans tous les cas. De multiples études en psychologie et en économie montrent d’ailleurs que la coopération et la coordination sont plus fortes quand la phase de décision est précédée d’une phase de communication.

La critique la plus courante sur le référendum est que les simples citoyens que nous sommes manquent d’expertise pour juger des décisions publiques. Il est difficile pour nous d’estimer avec précision l’intérêt de disposer d’un nouvel aéroport. Il s’agit d’un choix complexe et peu familier pour un citoyen ordinaire. Et comme la chance est nulle d’influencer par notre seul vote le résultat final, nous n’avons rationnellement pas d’incitations à faire le bon choix. Dans ce type de situations, les biais cognitifs et les émotions peuvent jouer un rôle important, au détriment de la rationalité. Nous souffrons par exemple de ce que l’on appelle un « biais de confirmation », au sens où nous avons tendance à chercher ou interpréter l’information de façon à confirmer nos préjugés.

Cependant, cette critique sur le manque de compétence et de rationalité des citoyens pour juger des affaires publiques a ses limites. L’argument principal est basé sur la notion de croyance collective : même si chaque individu a des croyances biaisées, l’agrégation de l’ensemble de ces croyances fournit une base de connaissance souvent plus pertinente que celle produite par un petit groupe d’experts. Un exemple tiré du livre la Sagesse des Foules de James Surowiecki (2008) illustre bien cette idée. En 1906, le fameux statisticien Francis Galton se rend à un marché aux bestiaux dans lequel est organisé un jeu consistant à deviner le poids d’un bœuf. Galton analyse après coup les prédictions d’environ 800 participants au jeu. À sa grande surprise, la prédiction médiane des participants est quasiment égale au vrai poids du bœuf. Dans un article publié dans Nature intitulé « Vox Populi », il en conclut que l’approche démocratique basée sur l’avis populaire a bien plus de mérite qu’on aurait pu le penser.

En réalité, l’argument central contre le référendum n’est pas l’argument classique de manque de compétence : il tient plutôt à la nature même du problème de choix. La foire aux bestiaux renvoie à un problème dit à « valeur commune ». Le bœuf a la même valeur pour tout le monde, même si cette valeur est incertaine tant que son poids est inconnu. Mais, dans le cas de NDDL, on est plus justement dans un problème dit à « valeurs privées », au sens où les citoyens retirent une valeur privée différente de la construction de l’aéroport. Dans l’article « Cost-benefit analyses versus Refenda » publié en 2008 dans le Journal of Political Economy, Osborne et Turner montrent précisément que le référendum n’est pas le bon procédé pour évaluer l’intérêt général d’un projet d’infrastructure à valeurs privées. Dans ce cas, il vaut mieux recourir à une analyse coût-bénéfice.

L’idée est assez simple. Considérons un projet public qui concerne trois personnes. Deux sont à peine favorables au projet, mais la troisième est très défavorable au projet (par exemple, car le projet met sa vie en danger). Ce projet n’est donc pas souhaitable collectivement. Pourtant il est adopté selon un référendum, alors qu’il est rejeté selon l’analyse coût-bénéfice. Le problème fondamental ici est que le référendum propose une mesure ordinale (et pas cardinale) ; autrement dit, il ne mesure pas l’intensité des préférences de chaque citoyen pour le projet et ignore donc une information cruciale pour l’intérêt général. Ce problème est a priori d’autant plus fort que le périmètre est étendu, et que les valeurs privées deviennent d’autant plus hétérogènes.

Pourquoi ne pas baser alors la décision sur une évaluation de type analyse coût-bénéfice ? Ce qu’illustre l’affaire NDDL, c’est en fait aussi la déficience dans l’élaboration et le contrôle de l’évaluation du projet. Dans le cas qui nous occupe, l’analyse coût-bénéfice a été élaborée par la Direction générale de l’aviation civile (DGAC). Les opposants au projet ont critiqué fortement la qualité de l’analyse. La compétence en évaluation économique de la DGAC, traditionnellement en charge de la police de la navigation aérienne, n’apparaît pas évidente en la matière. Les opposants reprochent en particulier l’utilisation d’une « valeur du temps », la variable essentielle pour l’évaluation des infrastructures de transport, qui ne correspond pas aux valeurs tutélaires recommandées par l’administration française (cf. rapport Boiteux 2001 puis aujourd’hui Quinet 2013). Ils reprochent aussi un manque de transparence sur les données utilisées et les calculs. Mais la DGAC est surtout critiquée par les opposants pour un manque de d’indépendance dans cette affaire.  

À défaut d’indépendance, il est nécessaire d’organiser une contre-expertise indépendante pour éteindre les débats. L’analyse coût-bénéfice est aujourd’hui un outil standard dans l’élaboration des politiques publiques. Elle est largement utilisée aux États-Unis, à la Commission européenne, en France ou au Royaume-Uni. Dans tous les cas, elle est élaborée par l’administration qui porte le projet. Partout, elle est ensuite envoyée à une unité chargée de contrôler le sérieux de l’évaluation. Aux États-Unis, cette unité s’appelle l’OIRA, un service sous l’autorité du président. Au Royaume-Uni, le Regulatory Policy Committee, instance indépendante, est en charge de ce travail. Au niveau de l’Union européenne, l’Impact Assessment Board a été remplacé par le Regulatory Scrutiny Board, indépendant des départements de la Commission en charge des différentes politiques sectorielles.

Qu’en est-il en France ? Dans le cas de NDDL, à notre connaissance, aucune instance indépendante n’a vérifié l’exactitude des évaluations. L’opinion publique est donc ballottée entre les affirmations de la DGAC et des opposants au projet, dont on peut légitimement penser qu’aucun n’exprime une opinion désintéressée. Le juge administratif a été saisi du litige et de l’exactitude de l’évaluation. Mais son office ne lui permet pas d’examiner à fond ce type d’évaluation. Il n’a d’ailleurs rien trouvé à redire dans cette affaire (CE, 27 janvier 2010, COMMUNE DE VIGNEUX-DE-BRETAGNE, n° 319241), alors même que la DGAC admet aujourd’hui certaines critiques (http://reporterre.net/IMG/pdf/note_1.pdf), dont on ne sait d’ailleurs pas bien si elles auraient entraîné l’annulation. Aujourd’hui, le processus a été réformé et l’évaluation aurait été soumise au Commissariat général à l’investissement (mais cette réforme ne date que de 2012). Le projet a aussi été critiqué par la Commission européenne pour manque d’évaluation des effets environnementaux.

L’affaire NDDL est révélatrice des failles de l’évaluation en France. Ces ingrédients étaient déjà présents dans le cas Sivens. Concernant le référendum, c’est un procédé de résolution du conflit, mais il ne permet pas de révéler l’intérêt général. En réalité, il s’agit surtout d’un procédé politique utilisé en fin de course, quand la décision publique à la française a échoué dans toutes les étapes précédentes.

 

Article publié sur La Tribune: http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/notre-dame-des-landes-les-limites-du-referendum-558350.html