Les chiffres frappants de l’ubérisation

5 Avril 2016 Economie numérique

L’économie du partage doit son potentiel de transformation de nos sociétés à deux phénomènes. Elle utilise d’abord des technologies d’appariement innovatrices, capables de mettre en rapport les demandeurs et les fournisseurs de services de manière plus efficace qu’auparavant.

Ensuite, ces technologies favorisent la participation au marché de nouveaux fournisseurs de services. Un particulier peut ainsi mettre son appartement sur Airbnb sans jamais avoir imaginé participer au marché de services hôteliers – et sans avoir le moindre diplôme en hôtellerie, convient-il aussi de préciser.

Ce deuxième aspect met souvent les intérêts des nouveaux fournisseurs de services en contradiction avec ceux des professionnels – comme le montre le conflit entre Uber et les taxis.

Dans ce conflit, que peut dire la recherche ? Une évaluation globale de l’apport de l’économie du partage est difficile sur la base des informations existantes. En revanche, estimer le simple gain d’efficacité des technologies d’appariement est envisageable.

Un récent papier de travail du National Bureau of Economic Research à Boston compare la société Uber aux compagnies de taxis dans plusieurs grandes villes américaines, selon le critère de taux d’utilisation des véhicules (« Disruptive Change in the Taxi Business : the Case of Uber », par Judd Cramer et Alan Krueger, NBER Working Paper n° 22083).

Le papier n’a pas encore été validé dans une revue à comité de lecture, mais les chiffres sont frappants et leur interprétation simple. A Boston, les chauffeurs de taxi passent 32 % de leur temps de travail avec un client dans le taxi, comparé à 46,1 % pour les chauffeurs qui travaillent pour Uber.

A San Francisco, les chiffres sont respectivement de 38,5 % et de 54,3 %. Dans d’autres villes, on compare plus facilement les kilomètres parcourus. A Seattle, les chauffeurs de taxi font 39,1 % de leurs kilomètres avec un client à bord, contre 55,2 % pour les chauffeurs Uber ; à Los Angeles, les chiffres sont respectivement de 40,7 % et 64,2 %. La seule ville où il n’existe pas de différence importante est New York, où les chauffeurs de taxi passent 49,5 % de leur temps de travail avec un client, comparé à 51,2 % pour les chauffeurs Uber. Mais, globalement, les chauffeurs de taxi utilisent leurs véhicules moins intensivement que ceux d’Uber.

 

Quatre explications possibles

Les auteurs de l’étude évoquent quatre explications possibles, même si les données ne leur permettent pas d’en vérifier le poids respectif.

La première serait la technologie informatique elle-même, qui permet au chauffeur Uber de se diriger vers le client plus rapidement qu’en errant dans la rue ou en attendant un coup de téléphone.

La deuxième serait l’effet d’économies d’échelle, Uber ayant atteint une taille plus grande que les compagnies de taxis dans les villes citées.

La troisième serait l’effet des régulations, qui empêchent un chauffeur de taxi de charger un passager en dehors de sa propre zone, l’obligeant souvent à revenir d’une course sans passager.

La quatrième serait la tarification variable d’Uber, qui augmente les prix aux heures de pointe par rapport aux heures creuses, ce qui encourage les chauffeurs Uber à concentrer leur service au moment où la demande est la plus forte et à éviter une offre excessive aux heures creuses.

Le taux d’utilisation n’est pas, bien sûr, le seul critère permettant une évaluation globale d’Uber (ou des plateformes de partage sur d’autres marchés comme l’hôtellerie). Il faut aussi considérer d’autres critères comme l’asymétrie du poids des taxes et des charges sociales, l’asymétrie des qualifications exigées des professionnels par rapport à celles des fournisseurs particuliers.

Mais l’efficacité de la technologie d’appariement est, elle, une leçon valable pour les taxis eux aussi. Avant que taxis et Uber ne soient à leur tour dépassés, dans quelques années, par l’arrivée des véhicules sans conducteur…

Article paru dans Le Monde