Les faiblesses de la science économique ne justifient pas son rejet

21 Septembre 2016 Science

La méthode scientifique a ses faiblesses, dont les chercheurs ne parlent pas assez au grand public, sans doute par peur de nuire à la réputation encore fragile de cette majestueuse institution qu’est la science. Mais leur réticence ouvre la porte à ceux qui, hostiles à la méthode scientifique sous prétexte de ces faiblesses, avancent leurs convictions idéologiques sans passer par l’épreuve de la vraisemblance empirique.
Les sciences économiques sont particulièrement ouvertes à une réaction hostile, car une politique économique induit typiquement plusieurs effets – une hausse de salaire minimale, par exemple, peut à la fois améliorer la condition de certains employés tout en décourageant l’emploi de certains autres. Il est impossible de savoir a priori dans quelles conditions le premier effet sera plus important que le second, ce qui invite tout le monde à substituer son intuition idéologique à la lourde besogne d’un test empirique, d’autant plus si ce dernier est décrédibilisé d’emblée.
Faiblesses de la méthode scientifique

La méthode scientifique est difficile à définir, mais elle s’appuie sur deux éléments principaux. Le premier est la méthode expérimentale, la mise à l’épreuve d’hypothèses quant à l’effet d’une cause par des interventions comparant une situation où la cause est présente à une autre situation identique où la cause est absente.

Le deuxième élément est la soumission des résultats des expériences à une évaluation « par les pairs », par d’autres chercheurs travaillant dans le même domaine scientifique. Ces éléments sont tous les deux nécessaires. Sans évaluation par les pairs, la méthode expérimentale ne serait qu’une invitation au mystère, à la sagesse des vieux grimoires incompréhensibles pour tous sauf ceux qui les ont écrits. Sans mise à l’épreuve expérimentale, l’évaluation par les pairs ne serait pas plus rigoureuse que la démagogie des commentaires sur les sites internet.

Quelles sont donc les faiblesses de la méthode scientifique ? Les interventions expérimentales ne sont presque jamais aussi nettes en pratique qu’en théorie. Les situations où une cause est présente ont toujours d’autres points de différence avec les situations où elle est absente, et il faut un élément de jugement pour décider si ces différences sont importantes ou non.

On ne peut, par exemple, tester l’effet de la démocratie sur la croissance, car la démocratie n’arrive pas au hasard comme dans un essai clinique – et même quand le hasard joue un rôle, les différences systématiques entre les situations sont difficiles à écarter.

Imperfections

En plus, le contexte d’une expérience est souvent difficile à généraliser. Juger à la lumière d’évidences américaines si une mesure marchera en France demande une compréhension des différences entre les Etats-Unis et la France que le contexte expérimental ne peut fournir à lui seul.

De même, un système d’évaluation par les pairs n’est efficace que dans la mesure où les pairs sont à la hauteur. Les chercheurs, comme tout être humain, peuvent être biaisés, par leurs a priori idéologiques, par des effets de mode, par le désir de se conformer à l’opinion de ceux qu’ils estiment pour d’autres raisons. Ils peuvent tricher, et, même sans tricher, ils peuvent mentir par omission, ne citant pas les réserves qu’un lecteur avisé souhaiterait émettre sur leurs résultats.

Si la méthode scientifique a néanmoins des vertus, ce n’est pas parce que les scientifiques sont plus vertueux que les autres. C’est l’ouverture du processus qui compte – n’importe quel scientifique peut mettre l’hypothèse d’un autre à l’épreuve, selon des critères qui ne respectent ni leur ancienneté ni leur statut social.

Mais attention, le processus a ses imperfections aussi. Les revues scientifiques ont besoin de se vendre, d’attirer des lecteurs. Elles ont tendance à privilégier les résultats intéressants, ce qui défavorise les études confirmant ce qui a déjà été démontré. Les résultats négatifs peinent à se faire publier, ce qui conduit à un « biais de publication » en faveur des résultats positifs. Une étude erronée peut rester dans le consensus scientifique pendant de longues années, car personne ne voit l’intérêt d’en vérifier la fiabilité.

Chercheurs vaniteux

En somme, loin d’être une grandiose institution en majuscule, la science en minuscule n’est qu’une bataille constante, souvent peu glorieuse, menée par des chercheurs tout aussi vaniteux que le reste de l’humanité, contre les idées reçues. C’est in fine cette absence totale de respect pour les réputations et les hiérarchies établies qui rend la méthode scientifique la meilleure qu’on ait trouvé pour comprendre notre monde.

Quand les imperfections de la science sont si importantes, doit-on s’étonner du fait que tant de gens préfèrent avancer leurs opinions vierges de tout contact avec des preuves scientifiques ? Ne devrait-on pas les féliciter de s’être épargné l’effort de mener des études si coûteuses en main-d’œuvre, en agitation cérébrale, en émissions de carbone ? Pourquoi se fatiguer à faire des études expérimentales (dont on ne connaît même pas les résultats à l’avance, et qui ne sont même pas certains d’aboutir à la vérité définitive) alors qu’on peut prononcer directement son intime conviction ? Pourquoi risquer sa réputation à défendre une hypothèse fondée sur des études qui pourront être démenties plus tard, quand on peut affirmer un point de vue idéologique qui, n’ayant aucune base empirique, ne risque aucun contact désagréable avec la réalité ?

Est-il si surprenant que Pierre Cahuc et André Zylberberg, auteurs d’un livre (Le Négationnisme économique, Flammarion, 240 pages, 18 euros) proposant de confronter l’intime conviction des grands intellectuels français à la banale réalité des études expérimentales, soient traités d’arrogants puisqu’ils ont osé chanter les louanges d’une méthode qui, au-delà d’être pénible à mettre en œuvre, n’est pas parfaite ?

Dans une société libre, tout le monde a droit à sa propre opinion. Quand la vérité est si diablement dure à établir via les procédures scientifiques, doit-on s’étonner que tant de gens se servent de ce droit pour inventer aussi leurs propres faits ?

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