Et si on légalisait les marchés interdits ?

22 Septembre 2016

Comprendre pour Entreprendre : Parmi les marchés interdits, vous vous êtes surtout intéressée à celui de la drogue. Pourquoi ?

Emmanuelle Auriol : Le marché de la drogue est la source principale des revenus du crime organisé dans le monde. En France, un jeune sur deux a déjà expérimenté le cannabis, et les parents sont démunis. Notre pays a l’un des plus forts taux de prévalence d’usage de cannabis d’Europe. C’est également le pays européen qui procède au plus grand nombre d’arrestations pour simple usage, environ 150 000 par an. Pendant qu’on encombre la justice en traquant les fumeurs de joints, la mafia prospère et les règlements de compte sont légion.

Vous défendez la légalisation du cannabis comme un moyen de lutter contre les trafics. Le raisonnement vaut-il aussi pour les drogues dures ?

Oui, car les drogues dures sont sources de délinquance et de problèmes de santé publique. L’héroïnomane, par exemple, devient souvent dealer pour financer sa consommation. Il fait alors du prosélytisme auprès d’autres jeunes vulnérables, en leur offrant des shoots gratuits. Il y a aussi les vols, la prostitution, et les autres pratiques à risques induites, telles que les échanges de seringues. La Suisse a mis au point une politique dite des quatre piliers, qui consiste à inscrire le toxicomane dans un parcours médical, en lui fournissant des substituts et des seringues propres. Résultat, la prise en charge médicale a fait perdre à la toxicomanie son côté transgressif, et le nombre d’héroïnomanes est en chute libre.

La seule manière de lutter contre le crime organisé, en somme, c’est de lui faire concurrence ?

La légalisation est le seul moyen pour l’État de reprendre le contrôle des consommations. Pour assécher le marché parallèle, il est nécessaire dans un premier temps d’inciter les consommateurs à s’approvisionner sur le marché légal, en accentuant la répression contre la demande illégale résiduelle, tout en limitant le poids de la fiscalité. L’État doit alors investir une partie des recettes de la légalisation dans la répression. Dans un deuxième temps, il est souhaitable d’augmenter la pression fiscale. 

Pourquoi la prohibition est-elle une mauvaise solution ?

La prohibition est une politique qui vise à supprimer des échanges économiques jugés néfastes en supprimant l’offre légale. Or, supprimer une offre ne permet pas de supprimer la demande. Si cette dernière est importante, comme c’est le cas pour les stupéfiants, les services sexuels ou le passage d’immigrés, le crime organisé y répondra. Celui-ci génère actuellement un chiffre d'affaires de l'ordre de 870 milliards de dollars par an, soit plus que l’industrie pharmaceutique, et il prospère dans les pays riches où se trouvent ses plus gros centres de consommation et dans les zones de non droit, où il base ses opérations. La politique de prohibition, notamment pour les stupéfiants, est un échec. L’État ne contrôle ni les prix, ni l’accessibilité des produits, ni leur dangerosité. S’entêter sur cette voie est irresponsable.

Mais les détracteurs de la légalisation craignent que celle-ci entraîne une hausse de la consommation… 

Légaliser n’est pas synonyme de vente libre. La morphine est légale, mais n’est pas en vente libre. De la même façon, la distribution du tabac est un monopole d’État, ce qui explique que 80% du prix d’un paquet de cigarettes est constitué de taxes. L’enjeu de la légalisation est d’arriver à donner à l'État un monopole afin de contrôler la distribution, soit par voie médicale pour les substances les plus addictives, soit par le biais d’officines dédiées avec une fiscalité forte pour limiter les usages.

Quel est le rôle de la prévention ?

En matière de stupéfiants, la prévention doit avoir lieu très tôt dans les écoles, et se centrer autour d’informations objectives. Les discours ludiques des rappeurs sur Youtube sont bien plus efficaces que les discours anxiogènes auprès des jeunes ayant des comportements à risque. Le contrôle de l’accessibilité des produits et de leur publicité, notamment au travers de la loi Evin, sont d’autres leviers de lutte contre la toxicomanie.

Comment souhaitez-vous légaliser la prostitution, sans pour autant ouvrir des maisons closes ? 

La création d’un statut de profession libérale réglementée avec une carte professionnelle, comme pour les médecins, permettrait aux prostituées d’avoir un statut décent et de sortir de la clandestinité. Un Ordre des prostituées pourrait être en charge des questions de consentement, des tarifs minimum, de la sécurité, etc. En parallèle, pour lutter contre l’exploitation sexuelle et le crime organisé, il faudrait mener une répression impitoyable à l’encontre des clients de prostituées clandestines. 

Comment faire pour faire disparaître le marché des clandestins ?

Dans la même logique, je propose de légaliser l’immigration économique, en vendant des visas aux migrants qui souhaitent venir travailler, tout en exerçant des mesures répressives contre les passeurs. Des secteurs économiques comme la restauration, l’agriculture et le BTP ont besoin de main d’œuvre immigrée, mais l’immigration clandestine crée de la concurrence déloyale pour les entreprises qui déclarent tous leurs salariés. Avec des visas payants de travail, l’immigration devient transparente, à condition bien sûr d’augmenter les contrôles et la répression à l’encontre du travail dissimulé. 
 

Article publié dans Comprendre pour Entreprendre  © Le magazine UT CAPITOLE