Le prix Nobel d'économie

8 Décembre 2016

Le Britannique Oliver Hart (68 ans, Harvard) et le Finlandais Bengt Holmstrom (67 ans, MIT) ont été recompensés pour leur contribution à la « théorie des contrats » dont ils sont en partie, les initiateurs. Ancienne étudiante en thèse, sous la direction de Jean Jacques Laffont, autre ponte de la discipline, la professeur d'économie à l'université de Bordeaux IV, Cécile Aubert, dont les publications portent sur les incitations, la réglementation et la politique de concurrence, nous détaille cette théorie. Pour faire simple, elle consiste à explorer les formes de contrats les plus efficaces qui lient par exemple, un donneur d'ordre et un exécutant, un actionnaire et la direction d'une entreprise...

« Cette annee, le prix Nobel d'économie recompense des travaux dans un champ particulier la "théorie des contrats" ou, à quelques nuances près, la "théorie des incitations". Une théorie qui a émergé à la fin des années 1970-1980, avant de connaître, dans les années 1990, un formidable développement au niveau de ses champs d'application (notamment dans le domaine des microcredits) et d'entrer, dans les années 2000. dans le corpus universitaire, où la discipline est dispensée a des étudiants en master d'économie.  Avec ce prix, ce sont non seulement les travaux d'individus vivants qui sont ainsi consacrés, maîs aussi des champs de recherche qui ont été particulièrement fructueux. En ce sens, le prix attribué à Bengt Holmstrom et à Oliver Hart conforte la valeur de travaux d'autres chercheurs, français notamment, qui ont été les pionniers de la discipline et qui ont énormément contribué a son developpement. On retrouve d'un côte Jean Tirole qui a lui même éte couronne du prix en 2014 et qui a fait connaître la discipline, avec son manuel intitulé Théorie des incitations et réglementation, publié en 1993 et considéré comme la Bible des économistes. De l'autre, Jean-Jacques Laffont qui du fait de son décès prématuré, des suites d'un cancer, n'a pas reçu la reconnaissance attachée à ce prix, alors qu'il a énormément contribué à la construction de la discipline.

Les chercheurs : les conseillers des présidents

Les chercheurs en économie sont évidemment impactés par le prix puisqu'il consacre I'importance d'un champ de recherche particulier et renforce la reconnaissance d'une discipline qui est devenue aujourd'hui, un corpus théorique, une façon de réfléchir qui imprègne tous les travaux actuels en sciences économiques. Les retombées de ce prix ne sont pas négligeables, dans la mesure où il tend à donner aux récipiendaires une certaine responsabilité par rapport à la gouvernance politique. On a vu ainsi comment Jean Tirole s'est senti investi d'une mission auprès des services publics ll s'est impliqué, très fortement, dans la vulgarisation de ses travaux auprès des décideurs politiques et du grand public (en particulier avec la publication de son dernier ouvrage) et dans l'élaboration de propositions fortes, par exemple sur le contrat de travail, qui même si elles n'ont pas vraiment eté reprises, ont considérablement influencé les discussions. ll propose en effet un système qui rappelle le principe du « pollueur payeur » une entreprise qui licencie fait supporter à la société un coût important de reclassements, de non-utilisation des compétences spécifiques du salarié mis au chômage, etc. Cette entreprise devrait donc payer une taxe au licenciement, qui se substituerait, en partie, aux mécanismes actuels.

Jean Tirole est un chercheur passionné qui s'est intéressé à une palette particulièrement large de problématiques, mais il est clair qu'il a perçu ce prix comme une responsabilité envers la vie politique, et que de ce fait il a sacrifié, en partie, le temps consacré à ses activités de recherche. Cet effet est particulièrement puissant pour un prix Nobel francais, alors qu'aux États-Unis, les chercheurs éminents sont déjà souvent conseillers des présidents Chez eux, cela fait cinquante ans qu'ils sont associés au monde politique et qu'ils apparaissent comme des acteurs au sein des industries. On observe un réel retard en France. Même si Lionel Jospin a innové en la matière, en créant en 1997 le Conseil d'analyse économique composé d'économistes qui conseillent le Premier ministre. On peut observer une progression depuis une dizaine d'années, avec notamment la remise au gouvernement du rapport Blanchard-Tirole sur l'emploi et le chômage ou du rapport Attali qui a fait appel à des chercheurs. Maîs cela reste très limité.

La théorie des contrats

Pour en revenir à la théorie des contrats, il s'agit d'un champ de recherche qui est extrêmement utilisé en économie et qui a grandement influé la pensée économique et les pratiques managénales, son domaine d'application étant particulièrement large : des contrats de travail à la règlementation des entreprises de réseau, en passant par la finance, la finance d'entreprise, l'éconormie du développement, la taxation, l'économie de l'environnement, la construction des enchères, l'économie politique, etc. Le but de la théorie des contrats est d'élaborer des contrats optimaux dans des situations où les informations sont asymétriques, où les objectifs divergent et où l'incertitude prévaut. ll s'agit en effet d'un corpus théorique qui permet de caractériser la meilleure organisation possible, du point de vue d'un donneur d'ordre, de la relation avec un exécutant, qui est mieux informé que le donneur d'ordre [de part son expertise et de part la relation de délégation qui lui donne nécessairement une meilleure vision du contexte dans lequel il exécute les tâches]. ll s'agit donc de tenir compte de l'environnement informationnel, et du fait que les intérêts des parties ne sont pas les mêmes [les actionnaires veulent que l'entreprise donne des dividendes élevés, le manager a aussi des intérêts privés, comme la construction de son réseau personnel, l'augmentation de la taille de l'entreprise ou de labranche qu'il dirige, etc.]. De son côté, Bengt Holmstrom se concentre sur les incitations, c'est-à-dire sur la manière de rémunérer les agents afin que ceux-ci se conduisent au mieux. Selon ses premiers travaux, les performances des managers devraient être mesurées en excluant les facteurs externes. Par exemple, le bonus du directeur financier d'ExxonMobil ne devrait pas prendre en compte l'évolution du prix du baril de pétrole maîs seulement les facteurs qu'il contrôle directement, telle que la performance opérationnelle. En simplifiant énormément, Holmstrom a permis de caractériser précisément les éléments de performance qui doivent être pris en compte dans une rémunération variable, afin de donner les meilleures incitations possibles aux employés, tout en évitant de leur faire supporter trop de risques (un salaire très variable, qui dépend beaucoup de la performance, est très incitatif, maîs présente des coûts du point de vue de la société car il implique beaucoup de risques pour le salarié).

Quant aux travaux d'Olivier Hart, ils partent du postulat que les contrats ne peuvent pas couvrir toutes les situations et que ceux-ci sont, par définition, incomplets. ll a surtout étudié comment les limitations pratiques des contrats (qui ne peuvent pas en général être aussi sophistiqués que ce que recommande la théorie) conduisent à préférer certaines formes organisationnelles au sein des entreprises : vaut-il mieux intégrer une activité au sein de l'entreprise ou la confier à des sous-traitants ? ll s'est également intéressé à l'allocation optimale des droits de décision et a par exemple montré que, sous certaines conditions, le contrat de dette standard, qui donne les droits de décision aux action noires tant que ceux-ci sont en mesure de payer les dettes maîs les transfère aux créditeurs quand ce n'est plus le cas, est optimal Enfin, une autre de ses contributions a été de montrer, dans le cadre de la gestion des prisons, comment des incitations mal construites, fondées sur les éléments statistiquement mesurables, peuvent conduire à des dysfonctionnements : l'exécutant va en effet faire porter tous ses efforts sur les éléments mesurables et récompensés (le nombre de détenus dans la prison, le nombre d'interpellations ou de PV pour les policiers ) au détriment de ce qui n'est pas mesurable (chauffage, qualité de la nourriture, actions de prévention pour les policiers... ).

Avec cette théorie des contrats qui retranscrit à l'aide de modèles relativement simples des tensions et des problématiques observées empiriquement, on retrouve des problèmes tres actuels. »

 

Propos recueillis par Audrey Levy pour L'Optimum, décembre 2017