Un hiver au Texas

5 Mars 2021 Energie

Comment s’assurer qu’une économie continue de fonctionner face à des conditions météo critiques ? L‘épisode polaire qui vient de frapper le Texas nous apporte quelques éléments de réponse sur les dimensions économique et politique de la question.

 

Souffler le chaud et le froid

Le vortex polaire qui a frigorifié le Texas à la mi-février a rompu la monotonie des statistiques quotidiennes sur la Covid-19. Une analyse détaillée des circonstances et responsabilités de la défaillance du système électrique dans l’un des principaux états américains a déjà commencé dans les médias. On y voit la patate chaude sauter des mains des politiques vers celles des opérateurs du système, les unités de production thermique pointer la fragilité des éoliennes, et celles-ci leur renvoyer la balle pour cause de gel des infrastructures gazières. Il faudra attendre encore pour mieux répartir les responsabilités avec sérénité. Mais on peut déjà s’interroger sur le degré de tolérance des populations face aux évènements extrêmes, climatiques ou non.

Le Texas a fait la une des médias à cause de l’apparente fragilité de son système électrique. Pourtant il est relativement diversifié: environ la moitié de la production vient du gaz naturel, un quart du charbon, 10% du nucléaire, 12% de l’éolien et le reste du photovoltaïque. Il est vrai que sur le plan environnemental ce n’est pas glorieux, mais la protection de l’environnement n’était pas le souci premier des Texans entre les 13 et 17 février 2021. Le système qui est calibré pour passer les périodes de pointe estivales s’est révélé inadapté pour répondre à la demande lors d’évènements hivernaux exceptionnels. Pour 2021, l’opérateur du système électrique (Ercot) qui alimente 90% des consommateurs texans prévoyait une marge de réserve (écart entre puissance disponible et demande en pointe) de l’ordre de 10%, de quoi passer sereinement l’été quand les climatiseurs fonctionnent à plein régime pour lutter contre les 40 degrés Celsius de l’extérieur. Mais la tempête hivernale Uri a changé la donne pendant quelques jours. La chute des températures a entrainé une forte hausse de la demande pour le chauffage au moment même où la production s’effondrait à cause de la neige et de la glace. Il a fallu organiser des délestages tournant pendant près de trois jours, coupant ainsi l’alimentation électrique de millions de ménages, mais aussi en de nombreux endroits leur alimentation en eau et en gaz naturel. Sur le marché de gros de l’électricité, le prix a atteint son plafond réglementaire de 9 000$/MWh, plombant le budget des consommateurs qui avaient souscrit des contrats indexés sur les prix du marché de gros, et mettant dans le rouge le compte d’exploitation des opérateurs courts en énergie et porteurs de contrats de livraison ferme.

Un épisode de même nature mais moins grave s’était produit le 3 février 2011. Forts de cette expérience, les industriels auraient dû investir en équipements pour dégivrer les pales des éoliennes et réchauffer les gazoducs qui alimentent les centrales au gaz et les chaufferies, se plaignent les sinistrés. Néanmoins cet investissement de précaution a ses limites car les coûts d’un approvisionnement en énergie garanti dans 99,9 % des heures de l’année (environ 5 heures) est déjà très élevé et aller à 100% est impossible. Accepter le risque que survienne un accident majeur une fois tous les dix ans plutôt que tous les vingt ans présente des gains et des coûts financiers. C’est un calcul économique réalisable mais dont s’affranchissent généralement les décideurs politiques. Il suffit de suivre les épisodes de la pandémie de covid 19 pour en trouver une illustration.

 

Sécurité d’approvisionnement et marché

Quid alors de l’initiative privée ? Le Texas est allé très loin dans la libéralisation de la production d’électricité, comptant sur la concurrence entre opérateurs et leur rémunération exclusivement basée sur l’énergie vendue pour les inciter à investir suffisamment dans la sécurité des installations de production et d’acheminement. Mais dans une industrie où les livraisons passent par un réseau sur lequel l’équilibre entre injection et soutirage doit être maintenu en temps continu, les investissements pour améliorer la sécurité d’approvisionnement génèrent des externalités positives entre producteurs. Quand un producteur ou un distributeur réalise des investissements en sécurité sur ses installations, les bénéfices sont donc partagés avec ses concurrents puisqu’ils réduisent le risque d’un black-out dommageable à l’ensemble des agents connectés au réseau, mais il est seul à en supporter le coût. On est face à un problème de passager clandestin où tous les opérateurs attendent que leurs concurrents fassent l’effort d’investir. Cette défaillance de marché doit être corrigée par l’intervention publique, en imposant des contraintes réglementaires ou en subventionnant des capacités de production de réserve. Ce qui nous ramène à la dimension politique du problème.

 

Une île électrique

Le système électrique du Texas est organisé de façon à ne pas dépendre des règles fédérales. Une bonne synthèse de cette politique de méfiance vis-à-vis de Washington est donnée par l’ancien gouverneur de l’état, Rick Perry, pour qui « les Texans seraient prêts à se priver d'électricité pendant plus de trois jours pour empêcher le gouvernement fédéral de mettre son nez dans leurs affaires ». Pour ce faire, l’essentiel du territoire texan dont le système électrique est géré par Ercot n’a pas d’interconnexion avec les états américains voisins. L’inconvénient de cette situation est l’impossibilité de demander de l’aide aux autres systèmes qui, de toute façon, avaient leurs propres problèmes d’alimentation électrique lors de la tempête Uri. L’avantage est qu’il n’est pas nécessaire de chercher les responsables à l’extérieur.

Aujourd’hui, c’est le bureau des dirigeants de Ercot qui se trouve dans l’œil du cyclone. Les responsables politiques texans, oubliant qu’ils ont défini le cadre réglementaire dans lequel leur système électrique est exploité, trouvent dans le gestionnaire du système le bouc émissaire idéal, d’autant que quatre des membres du bureau vivent à l’extérieur de l’état. A ce jour, sept membres ont démissionné, certains après des menaces de mort. Difficile de connaitre la ligne de défense de Ercot car l’accès à son site web est cadenassé : les tentatives de connexion se voient opposer un « Access denied. Error 16 ». La Chambre des représentants et le Sénat texan (deux assemblées à majorité républicaine) ont commencé des auditions le 25 février. Il faudra donc attendre pour savoir qui du gouverneur, du régulateur sectoriel, de l’opérateur du marché ou des producteurs et distributeurs d’énergie sera cloué au pilori, en attendant la prochaine tempête.

 

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Ercot se défendra probablement en arguant que ses délestages ont évité l’effondrement complet du réseau électrique puisque la fréquence est tombée en dessous de 59,4Hz (au lieu du réglage nominale de 60Hz) pendant plus de 4 minutes. Comparés à la catastrophe évitée, les délestages tournants sont un moindre mal. Mais le coup est passé très près et la gravité de l’épisode devrait amener les responsables politiques texans, et leur bras armé la Commission des services publics (PUC), à imposer à Ercot de durcir ses consignes de sécurité, d’autant qu’on prévoit une multiplication des épisodes extrêmes en raison du réchauffement climatique.