Sommet du bien commun - Discussion entre Jean Tirole et Ariel Pakes

18 Juillet 2023 Santé


A l’occasion du Sommet du Bien Commun, TSE, Challenges et Les Echos Evènement étaient ravis de recevoir Ariel Pakes, économiste à Harvard et président du Conseil scientifique de TSE. 

Avec Jean Tirole, président honoraire de TSE, ils ont débattu des défis à relever pour défendre le bien commun dans le domaine de la santé. 

Pour Jean Tirole, la clé réside dans une politique publique bien conçue pour permettre à l’Europe d’exister dans le nouveau paysage de la biotechnologie. "Aujourd’hui, sur les quinze premiers laboratoires pharmaceutiques mondiaux, trois sont européens, mais qu’en sera-t-il demain ?", s’interroge le Prix Nobel. Pour réussir face à ce constat, il faut, selon lui, relever trois défis : 

"D’abord celui des maladies négligées. La R&D est naturellement insuffisante quand son produit financier ne peut couvrir les dépenses de recherche. De nombreuses innovations thérapeutiques sont handicapées par un petit nombre de patients ou une capacité de paiement limitée. Dans tous ces cas, la propriété intellectuelle ne suffit pas pour inciter les entreprises à faire la recherche adéquate. Seule une politique industrielle intelligente peut résoudre le problème de ces maladies négligées."

Il faut utiliser un bon mix de politiques d’encouragement à la R&D, non seulement par les crédits d’impôt traditionnels, mais aussi par la création d’une agence indépendante européenne d’aide à l’innovation dotée d’une gouvernance adéquate. Et aussi par des méthodes indirectes de stimulation de la "Il faut empêcher l’industrie de retarder l’entrée sur le marché des génériques ou des biosimilaires" Trois défis à relever pour réussir dans la santé u demande en garantissant des achats minimaux à des prix intéressants pour les entreprises. 

Il nous faut ensuite surfer sur les rendements d’échelle. Comme dans beaucoup d’autres domaines, nous avons besoin de plus d’Europe. Les sommes colossales impliquées dans la R&D de pointe nécessitent une collaboration accrue entre les membres de l’Union dans leurs politiques de push and pull, c’est-à-dire l’accompagnement des dépenses de R&D et la création d’une demande interne. L’exemple des antibiotiques – dont l’absence de nouvelles classes pourrait bien être à l’origine de la prochaine pandémie – est parlant. 

Question complexe 

Enfin il nous faut réguler intelligemment. Le prix des médicaments fait toujours l’objet de controverses dans l’opinion publique. Il semble naturel de réguler les prix pour éviter les dérives américaines en la matière. Il faut absolument empêcher les créations de quasi-monopoles non liées à une innovation substantielle. Nous avons tous en tête les prix astronomiques de l’insuline aux Etats-Unis, totalement déconnectés de la rémunération d’une innovation disruptive ! De nombreuses politiques peuvent permettre de limiter ces comportements opportunistes : importation de génériques, surveillance des fusions-acquisitions pour éviter qu’une entreprise n’acquière une molécule similaire à la sienne et ne la mette au placard. Dans le même ordre d’idées, il ne faut pas donner à l’industrie la possibilité de retarder l’entrée des génériques ou des biosimilaires. 

La question est beaucoup plus complexe pour les médicaments innovants, ceux pour lesquels le service médical rendu est important. Le cas des anticancéreux, qui aujourd’hui peuvent coûter quelques centaines de milliers d’euros, est typique des difficultés que nous rencontrerons à l’avenir. Il faut trouver un modèle économique pour les laboratoires sans trop compromettre l’accès aux soins ou mettre en danger l’équilibre de l’assurance santé. Si le sujet est complexe, on peut se prévaloir de quelques principes généraux. 

Pour ne prendre qu’un exemple, l’apparition il y a une dizaine d’années du Sovaldi, traitement définitif et sans effet secondaire de l’hépatite C, impliquait une dépense de santé importante (30000 à 40000 euros par personne), mais presque négligeable par rapport aux coûts à long terme pour les individus infectés et pour le système de santé de cette grave maladie chronique. 

Les pays riches doivent par ailleurs admettre que les innovations ne tombent pas du ciel et qu’ils ont une responsabilité vis-à-vis du reste du monde ; au-delà de toute considération éthique, la santé est aussi l’un des transferts les plus efficaces pour les pays en voie de développement. Les pays riches eux-mêmes bénéficient dès aujourd’hui de ces nouveaux médicaments et des retombées scientifiques de la recherche associée, et, à l’expiration de la propriété intellectuelle, profitent des génériques. Le contrat social a pour corollaire que nous prenions nos responsabilités et acceptions de contribuer au développement de la médecine du futur. » 

De son côté, Ariel Pakes, délivre un discours édifiant sur l’équilibre instable de la recherche pharmaceutique : 

« Bien que les avantages de la recherche pharmaceutique soient difficiles à quantifier, 1 dollar investi dans la recherche pharmaceutique est probablement plus bénéfique aux consommateurs que 1 dollar investi dans toute autre industrie. Cela étant posé, nous devons quand même être prudents lorsqu’il s’agit des nouveaux produits pharmaceutiques. 

Il y a, selon moi, deux types de recherche pharmaceutique : la recherche financée par les agences gouvernementales, les universités, les labos de recherche… et qui produit une internalisation des bénéfices et des avantages au-delà des frontières ; et un second type de recherche, conduite par les entreprises pharmaceutiques qui est davantage une recherche appliquée, sachant, bien sûr, que les entreprises visent à optimiser leurs bénéfices. Voyons maintenant quelques chiffres. Les montants alloués à la recherche varient d’un pays à l’autre. 

Aux Etats-Unis par exemple, les sommes investies en recherche s’élèvent à 135 milliards de dollars, soit 0,21 % du PIB. Vous pouvez comparer les chiffres avec ce qui se fait en Europe. En Europe, on en est à 0,07 % du PIB uniquement. Pour la France, les dépenses gouvernementales s’élèvent à 127 millions, soit 0,004 % du PIB, soit cinquante fois moins que ce qui se fait aux Etats-Unis ! 

Passons maintenant à l’aspect bénéfices des entreprises. En ce qui les concerne, ils sont essentiellement déterminés par les différences de prix que l’on observe entre les pays car les coûts de production sont souvent similaires, et très souvent assez faibles. Les prix américains de ces produits pharmaceutiques sont en règle générale bien plus élevés qu’en Europe. Le General Accounting Office, qui est un bureau du Congrès américain chargé de vérifier l’utilisation des fonds publics, a comparé en 2020 les prix d’une vingtaine de médicaments, les best-sellers en quelque sorte : ils étaient deux à quatre fois plus élevés sur le marché américain que les prix pratiqués dans d’autres pays, et c’est, me semble-t-il, une sous-estimation. 

Voici deux exemples de blockbusters que je voudrais citer et qui expliquent les différences de prix. Prenons le Humira qui est en fait un médicament antiarthrose : son prix est l’équivalent de 1,09 dollar en France, 1,57 en Allemagne, et 4,48 aux Etats-Unis. Quant au Keytruda, un médicament pour traiter le cancer du poumon, le prix est de 87 dollars aux Etats-Unis, 34 au Royaume-Uni et 27 en Allemagne. Ces derniers chiffres sont très parlants. Ces médicaments sont nettement moins chers sur le continent européen. 

Lourdes conséquences sur la politique de recherche 

Bien que les coûts de production des nouveaux médicaments sont moins élevés aux Etats-Unis, les bénéfices ne sont pas proportionnels, si l’on regarde ce qu’il se passe aux Etats-Unis et en Europe. Comment expliquer tout cela ? Tout peut venir des attitudes des politiques telles qu’elles sont pratiquées dans les différents continents et dans les différents pays. Si l’on regarde les Etats-Unis, on s’aperçoit que les Américains paient des prix beaucoup plus élevés pour les médicaments que dans d’autres pays. Cela a conduit l’administration actuelle à modifier la politique pharmaceutique dans le cadre de la loi IRA (inflation reduction act) votée en 2022. Les programmes publics de couverture médicale aux Etats-Unis, Medicare et Medicaid, qui représentent 57 % des dépenses américaines de médicaments – elles-mêmes en assurant 40 % du marché mondial – vont être autorisés à négocier les prix avec les laboratoires, ce qui n’était pas le cas jusqu’alors. 

Cela implique que les profits de l’industrie, actuellement réalisés aux deux-tiers aux Etats-Unis, pourraient chuter entre 20 et 25 % ! Et cela aura de lourdes conséquences sur la politique de recherche des grands laboratoires, quelle que soit la zone où celle-ci est effectuée. 

En conclusion, je dirais que nous sommes dans un équilibre tout à fait instable pour assurer le financement de la recherche des produits pharmaceutiques. Les Etats-Unis payent une part disproportionnée des coûts et les citoyens reçoivent en fait moins que ce qu’ils devraient. Cela induit des changements au niveau de la politique américaine, avec des implications fort négatives pour la recherche dans le domaine des médicaments. S’il n’y a pas de changement, il faut se préparer à observer de fortes coupes dans les investissements, ce qui créera évidemment un frein au progrès pour lutter contre la morbidité et la mortalité, avec un impact considérable dans le monde entier, puisque nous fournissons le monde entier en nouvelles molécules. » 


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