Parlera-t-on de fertilité à la COP25 ?

9 Décembre 2019 Energie

Si notre responsabilité dans le réchauffement climatique n’est plus niée que par une minorité (malheureusement puissante) d’individus du genre Homo sapiens, les moyens à mobiliser pour le combattre sont loin de faire l’unanimité, notamment s’il s’agit de réduire la natalité.

L’identité de Kaya

Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat ( GIEC ou IPCC ) utilise souvent dans ses travaux une formule mathématique, appelé identité de Kaya, qui décompose les émissions de CO2 au cours d’une période donnée de la façon suivante :

Emissions de CO2 = (CO2 / Energie) x (Energie / PIB) x (PIB / Population) x Population

où PIB représente le Produit Intérieur Brut. Cette relation présente des qualités indéniables que nous examinons plus loin, mais elle a le défaut de la simplicité qui tend à faire croire qu’il s’agit d’une relation causale indiscutable, alors que ce n’est qu’une identité. En effet, après avoir supprimé du côté droit les termes Energie, PIB et Population qui figurent simultanément au numérateur et au dénominateur, on voit que nous avons simplement écrit l’identité CO2 = CO2. Sous réserve d’un minimum de cohérence, on peut donc construire une multitude de variantes de cette relation. Par exemple, on peut remplacer le terme Population par « nombre de Tweets du président américain » ou « longueur de ce billet », voire « âge du capitaine ». On peut rajouter des termes ou en supprimer sans invalider la véracité de l’identité, du moment qu’on touche simultanément au numérateur et au dénominateur du côté droit de l’expression. Pourquoi alors l’identité de Kaya rencontre-t-elle un succès certain ?

Cogito, ergo polluo

L’utilisation de l’identité de Kaya présente un gros avantage : obliger à un minimum de cohérence, ce qui n’est pas un luxe quand il s’agit de politiques publiques, environnementales ou non, où promettre tout et son contraire est plutôt la règle. D’abord, dès l’instant où les travaux des scientifiques, compilés par le GIEC, créent une très forte présomption que les activités humaines augmentent les émissions de CO2, la présence du terme Population en facteur positif (donc au numérateur) s’impose, et il faut alors le mettre aussi au dénominateur pour respecter l’équilibre arithmétique de la relation. En tant qu’espèce vivante, l’espèce humaine rejette des gaz à effets de serre, mais c’est plutôt l’ensemble de ses activités de production et de transport (mesurées par le PIB), donc la consommation d’énergie et les rejets qui en résultent, qu’il faut incriminer, ce qui complète la liste des suspects. En somme, l’identité de Kaya explicite l’enchainement : nous existons, donc nous consommons, donc nous produisons, donc nous polluons. Mais, attention, le « donc » (le « ergo » de Descartes) nous fait passer d’une identité à une relation multi-causale que les négationnistes ont beau jeu de démonter.

Le second avantage de la formule tient à son caractère multiplicatif. Les quatre grandeurs figurant du côté droit de l’identité sont i) l’intensité carbone de l’énergie nécessaire à la production et aux transports, mesurée par CO2 / Energie, ii) l’intensité énergétique de l’économie, mesurée par Energie / PIB, iii) le PIB par tête, et iv) la population. Chacune de ces grandeurs est affectée à la hausse ou à la baisse par des politiques publiques spécifiques, et les efforts consentis sur l’une sont vains si rien n’est fait pour les autres. Ainsi, des innovations permettant de réduire de 10% l’intensité carbone (remplacement du charbon par des renouvelables ou du nucléaire) n’auront aucun effet sur les émissions carbonées si simultanément le PIB par tête augmente de 10%.

Anthropique, vous avez dit anthropique ?

L’objectif fixé pour 2050 d’atteindre la neutralité carbone, c’est-à-dire d’émettre moins que ce que la nature (aidée peut être par les techniques de captage et stockage) peut absorber pour que le stock atmosphérique de COn’augmente plus, voire diminue, est à ce jour entièrement dépendant de réductions très optimistes des deux premiers facteurs : décarbonation de l’énergie pour diminuer le rapport CO2/Energie, et augmentation de l’efficacité énergétique pour réduire le rapport Energie/PIB.

Personne dans le personnel politique n’ose évoquer publiquement qu’on réduise le niveau de vie (le PIB par tête), pire qu’on diminue la population. Au contraire, il est prévu que la population mondiale passe de 8 milliards d’individus aujourd’hui à près de 10 milliards en 2050, donc environ 25% de plus qu’aujourd’hui. Pour le PIB par tête, en prenant un accroissement annuel moyen de 1,5%, cet indicateur du niveau de vie devrait être dans 30 ans environ 60% plus élevé qu’aujourd’hui. Donc si l’on veut diviser par 3 en 2050 les émissions carbonées d’aujourd’hui, l’effort cumulé demandé aux deux variables d’ajustement que sont l’intensité carbone et l’intensité énergie est une division par 6. 1 Le génie créatif des ingénieurs est immense, mais cette performance semble difficile à réaliser dans un temps aussi court. A titre de comparaison, l’intensité des émissions par unité du PIB a été réduite d’un tiers à l’échelle mondiale et de moitié en Europe ces vingt dernières années. Alors, inévitablement, le regard se porte sur le principal fauteur de trouble, la population humaine.

Planning familial et environnement

Difficile d’imaginer à quoi ressemblera un équilibre de long terme entre démographie et environnement, ni comment il s’instaurera. L’histoire récente, en l’occurrence celle de la Chine, montre que même un régime autoritaire a du mal à freiner sa croissance démographique. De 1979 à 2015, les autorités chinoises ont pénalisé les parents ayant plus d'un enfant et ont réalisé des stérilisations et des avortements forcés. Après plusieurs assouplissements, cette politique de l’enfant unique a été remplacée en 2015 par une politique fixant le nombre maximal d'enfants à deux par famille. Avec retard, la population chinoise a commencé à baisser. Dans les régimes démocratiques, est-il envisageable de réduire la population ? L’Inde s’y essaie avec l’ouverture de centres d'information sur la contraception et une politique de stérilisation incitative, aux abus relatés dans le roman ‘L’Équilibre du monde’ de Rohinton Mistry. En interférant avec la liberté de procréer, ce genre de politique entre nécessairement en conflit avec les valeurs éthiques des démocraties.

Pour en revenir à la triste arithmétique démo-environnementale, en faisant le solde des naissances et des décès, la population mondiale augmente actuellement de plus de 200 000 individus par jour, avec de fortes disparités selon les pays. Cette pression démographique pose des problèmes dans tous les domaines, en particulier pour les ressources en eau et en terres, et pour la consommation d’énergie. La question du nombre d’individus que la planète Terre peut décemment héberger se posera inéluctablement dans un avenir peut-être pas si éloigné. Les réponses données par la science économique ne sont pas satisfaisantes d’un point de vue éthique. L’approche utilitariste standard mène à la ‘conclusion répugnante’ selon laquelle on devrait sacrifier le bien-être de chacun pour accroître la population jusqu’au seuil de survie. Et si l’on invoque la rationalité économique, la solution est toujours la même : il faut faire payer les externalités négatives. Donc, à côté de la ‘taxe carbone’, il faut instaurer une ‘taxe fertilité’ pour obliger les parents potentiels à internaliser les conséquences environnementales de leur décision de procréer. Au moment où à la COP25 de Madrid les dirigeants du monde décident de l’avenir de l’humanité en marchandant leurs engagements sur le climat, il est bon de revenir aux fondamentaux. Le dérèglement climatique est dû aux activités économiques d’une population mondiale de plus en plus nombreuse. L’humanité aspire, à juste titre, à un niveau de vie décent. Pour satisfaire ce besoin légitime sur une planète habitable, il faut faire deux choses : (i) découpler l’activité économique (mesurée par le PIB) des émissions de gaz à effet de serre, (ii) hâter la transition démographique. Or, l’histoire montre que les deux sont liés : l’augmentation du niveau de vie fait baisser la natalité. Il faut donc réussir la gageure d’augmenter le PIB par tête des plus démunis avec des modes de production décarbonés.

1 Pour les férus de calcul, c'est le résultat de : (intensités carbone et énergie en 2050) x (PIB par tête en 2030 x 1,6) x (Population en 2030 x 1,25) = émissions en 2030 / 3.

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