Les juges américains sont-ils objectifs ?

12 Octobre 2017 Microéconomie

Daniel Chen, diplômé de l’ETH Zurich, a rejoint TSE en 2016 et travaille aujourd’hui au carrefour de deux disciplines : l’économie et le droit. Il est parvenu, il y a cinq ans, à collecter un impressionnant ensemble de données concernant plus de 380 000 affaires judiciaires fédérales aux États-Unis et un million de voix de juges fédéraux. Il travaille depuis pour exploiter cette précieuse mine d’informations et en tirer des déductions sur la manière dont l’économie, les émotions et des événements fortuits peuvent influencer la décision des juges.

Daniel Chen et ses collègues ont concentré leurs recherches sur l’analyse des verdicts rendus par les tribunaux fédéraux depuis 1891, estimant qu’ils accèdent ainsi à un laboratoire naturel dans lequel ils pouvaient chercher des réponses à des questions plus générales. Les États-Unis comptent environ 800 juges fédéraux, nommés à vie. Les affaires judiciaires leur sont confiées, à eux et à deux de leurs pairs, de manière aléatoire. « Les circonstances sont idéales pour suivre la façon dont leur prise de décision évolue au fil du temps et l’influence que peuvent avoir leurs pairs sur leur travail » indique Daniel Chen.

À partir de 1976, les juges fédéraux américains ont commencé à suivre des séminaires d’économie. En 1990, 40 % des juges fédéraux avaient assisté à ces formations. Les données recueillies par Daniel Chen suggèrent que les effets furent considérables : à la suite de ces séminaires, les juges ont eu tendance à favoriser des verdicts plus conservateurs et à s’opposer davantage aux régulations. Daniel Chen a également observé cette tendance chez les juges qui n’ont pas reçu une telle formation, mais statuent dans des affaires aux côtés de juges qui eux, avaient suivi ces séminaires : « On note très rapidement la présence croissante de termes propres à l’économie, et tout particulièrement du terme “deterrence” (dissuasion), dans les opinions écrites des juges contenant le raisonnement qui les a amenés à prendre leur décision. Cette tendance témoigne de l’impact que ces séminaires ont eu sur les juges. »

Daniel Chen et ses coauteurs se sont appuyés sur plus de quatre téraoctets de données et une modélisation complexe pour démontrer que les formations en économie peuvent modifier la manière dont nous appréhendons les problématiques et prenons nos décisions. Ces changements semblent également se propager aux juges « non formés » dès lors qu’ils travaillent aux côtés de juges ayant suivi les séminaires.

Daniel Chen a également essayé d’identifier d’autres paramètres qui pouvaient éventuellement influer sur le verdict des juges : « L’idée était de chercher à savoir si les juges rendent des décisions cohérentes au fil du temps ou si leurs verdicts peuvent être influencés par les émotions. »

Selon les résultats du chercheur, de nombreux détails très surprenants peuvent influencer la décision des juges. Par exemple, les juges sont en moyenne plus cléments les lendemains de victoire de leur équipe préférée. Les condamnations des personnes jugées le jour de leur anniversaire sont systématiquement moins sévères, mais uniquement si l’accusé est présent lors du procès. Même le niveau de masculinité dans la voix de l’avocat semble avoir un impact sur l’issue d’un procès.

« Il est clair que les formations en économie ont modifié la manière dont les juges perçoivent leurs affaires judiciaires, mais il semblerait que l’impact de certains facteurs externes soit tout aussi significatif, conclut Daniel Chen. Tous ces facteurs pris en compte, nos modèles peuvent prédire l’issue d’un procès de manière plus précise que les méthodes traditionnelles. »

Daniel Chen continue de travailler sur cette énorme base de données : « Toutes ces corrélations montrent que les juges sont aussi des êtres humains et que leurs émotions au moment du verdict jouent un rôle dans leur prise de décision. Tout ceci semble indiquer que nous prenons nos décisions en suivant une approche à la fois conséquentialiste et déontologique, et nous permet de mieux comprendre la complexité des processus décisionnels. »