La vision de Marine Le Pen, c’est que les étrangers coûtent cher. C’est faux

22 Avril 2022 Politiques publiques

Interview accordée au média Libération, le 21 avril 2022

Quelles seraient les conséquences économiques immédiates d'une élection de Marine Le Pen ?

France se trouverait confrontée à un problème de crédibilité. Sur le plan économique, l'inquiétude porterait à la fois sur l'avenir de l'Europe et sur la signature française. Son programme est un Frexit déguisé. Il enfreint de nombreuses règles communautaires, ce qui serait inacceptable par les autres pays européens, hormis peut-être la Hongrie. Cela poserait problème. Il n'est pas possible, par exemple, de diminuer la contribution de la France au budget européen de façon unilatérale, de mettre des entraves au commerce et au mouvement des personnes, de ne pas respecter les droits de l'homme entérinés par l’Europe... La liste est longue. Les autres pays accepteraient-ils d’aider la France face à une augmentation des taux sur ses emprunts? J'imagine mal la Banque centrale européenne fournir des efforts conséquents pour soutenir la France, ou encore, les autres pays accepter de mutualiser leurs emprunts avec elle... Se passer de l'Europe, ne plus l'avoir pour nous protéger est très dangereux.

Outre un Frexit, quels sont les principaux dangers que vous avez repérés dans son programme?

Son programme s'affiche comme équilibré budgétairement avec 68 milliards d'euros de nouvelles dépenses compensées par de nouvelles recettes. Cependant quand on y regarde d'un peu plus près, ce n'est pas crédible. Ce programme conduirait à la création de déficits nouveaux et donc de dettes nouvelles. Les déficits ont déjà été creusés, peut-on avancer comme contre-argument. C'est exact, mais ils l'ont été pour de bonnes raisons, à cause de la pandémie et pour le nécessaire soutien à l'économie. Dans ces circonstances exceptionnelles, augmenter la dette de 100 à 116% du Pib se justifiait pleinement et ne mettait pas la France en péril, d'autant que la confiance des investisseurs étrangers et de l'Europe a été préservée par les réformes menées. Les dépenses du programme de Marine Le Pen sont essentiellement de la consommation, elles ne sont pas tournées vers des investissements pour l'avenir. Les souscripteurs de la dette regardent si le pays pourra rembourser dans dix ans, dans vingt ans. S'endetter pour investir dans l'avenir, ce n'est pas très grave ; s'endetter pour soutenir la consommation, c'est bien plus dangereux.

La pierre angulaire du financement de ses mesures, c'est 80 milliards d'économies réalisées la suppression des prestations sociales versées aux étrangers. Qu'en pensez-vous ?

Le choix de la préférence nationale heurte mes valeurs éthiques en tant que citoyen ; en tant qu'économiste, je constate qu'une telle politique xénophobe repose sur un malentendu et une erreur de raisonnement. La vision de Marine Le Pen, c'est que les étrangers coûtent cher. La réalité, c'est que c'est faux. Les études montrent que les étrangers ne « coûtent rien » : la somme dépensée pour leurs prestations sociales est compensée par les cotisations qu'ils paient sur le travail. Une telle politique engendrerait même des coûts supplémentaires. Marine Le Pen veut « réduire drastiquement le recours aux médecins ayant obtenu leur diplôme hors de l’Union européenne ». Cela n'a aucun sens ! On manque de médecins, quand ceux formés à l'étranger viennent en France, ce sont les Français qui sont gagnants. Comme lorsque des chercheurs étrangers viennent dans nos institutions universitaires. Comme lorsque la main d'œuvre étrangère permet à des secteurs entiers de fonctionner. Tout cela reviendrait à se tirer une balle dans le pied.

Pourquoi les économies des autres pays dirigés ces derniers temps par des populistes ne se sont-elles pas effondrées ?

Les populistes vivent dans l’instant. Or, les conséquences de leur impréparation de l’avenir s’étalent dans le temps. Certes, ils ne sont pas les seuls à négliger les « bombes à retardement », ces questions dont l’impact, si l’on ne s’y attaque pas, se fait sentir au bout de cinq, quinze, ou trente ans : le réchauffement climatique, l’éducation, la recherche, la dette publique, les inégalités. Mais les régimes populistes, bien plus que les autres, font vivre le pays à crédit, dans tous les sens du terme.

Vous avez évoqué les inégalités, que deviendraient-elles avec la mise en œuvre de cette politique d'extrême-droite ?

Contrairement à ce que Marine Le Pen veut faire croire, son programme ne réduirait aucunement les inégalités. Un certain nombre de mesures pourrait les accroître. Exonérer d'impôt sur le revenu les moins de 30 ans, c'est délirant. Qui en bénéficierait ? Pas les moins de 30 ans qui ne paient pas l'impôt sur le revenu aujourd'hui, mais ceux très diplômés, qui travaillent dans des professions très rémunératrices. Déconjugaliser les allocations, c'est-à-dire ne pas tenir compte des revenus du conjoint, favorise ceux qui ont des revenus élevés. De même pour le retour de la part fiscale complète dès le deuxième enfant. Ou encore celle-ci, l'une de mes préférées si je puis dire : le prêt immobilier de 100 000 euros pour les moins de 30 ans qui se transforme en don à la naissance d'un troisième enfant. Non seulement cela ne profiterait qu'à une certaine catégorie de population, mais en plus c'est idiot puisque les études montrent que les aides au logement ne vont pas aux bénéficiaires, mais en grande partie aux propriétaires sous forme de hausse de prix. Prévoir des dépenses importantes pour aider les gens déjà aisés est inquiétant.

Cette idée de favoriser la propriété immobilière se retrouve dans plusieurs autres mesures, comme la suppression de l'impôt sur la fortune immobilière (Ifi). Cela a-t-il un sens économique ?

Cela revient à favoriser la rente foncière et à refuser de taxer un bien immobile. Marine Le Pen compte remplacer l'Ifi par un impôt sur la fortune financière, alors que celle-ci peut plus facilement partir à l'étranger. Pour un économiste, c'est une drôle de politique.

Marine Le Pen propose une baisse de la TVA à 5,5% sur les carburants. Cela aurait-il un effet sur le pouvoir d'achat ?

Elle essaie de répondre à un réel problème, celui du budget énergie des populations les plus démunies, avec une mauvaise solution. Ce n'est pas en encourageant les gens à consommer davantage d'essence qu'il sera résolu, d'autant plus qu'en baissant la TVA, on aide les pays producteurs de pétrole et de gaz, comme la Russie. La solution n'est pas d'inciter les gens à consommer des énergies carbonées, mais d'utiliser des chèques énergie qui redonnent du pouvoir d'achat.

Son programme est aussi traversé par des mesures souverainistes. Quelles conséquences un repli de la France aurait-il ?

Cela serait très mauvais, y compris pour le pouvoir d'achat qu'elle essaie pourtant de promouvoir. Cela impliquerait de se priver de biens et de services bon marché, cela créerait des situations de monopole en France. Sur ce sujet-là aussi, il s'agit de court-termisme, qu'elle partage avec tous les populistes. Elle évoque la création d'un fonds souverain. La politique industrielle peut être la meilleure et la pire des choses, selon sa gouvernance. Son projet n'est pas réfléchi. En France, la politique industrielle rime trop souvent avec copinage, nationalisme, et décision non informée. Ensuite la France ne serait pas capable de mettre seule, sans l'Europe, les sommes nécessaires à certains grands programmes de recherche, comme les vaccins. Enfin son insistance sur la relocalisation est questionnable. Si cela se justifie pour certains secteurs très sensibles, il faut les définir précisément. Sinon, cela créerait un open bar pour les lobbies protectionnistes et les conséquences sur l'inflation, et donc sur le pouvoir d'achat, seraient sensibles.

Comment expliquez-vous que Marine Le Pen puisse sembler convaincante à presque la moitié des votants ?

Il faut travailler à la consolidation de la démocratie. Se reposer sur l'expertise, c'est important même si beaucoup le contestent. On l'a vu sur les questions sanitaires. Dire que ces dernières années, le pouvoir d'achat a diminué pour tout le monde et que les retraités se sont appauvris est faux. Comment faire entrer les faits dans le débat politique ? Il existe une magnifique phrase de Marcel Proust : « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances ». Dans le même temps, l'anxiété générale se comprend tout à fait, avec l'arrivée de l'intelligence artificielle, le réchauffement climatique, les tensions géopolitiques... Les gens essaient de trouver la femme qu'ils croient être providentielle. Pour les protéger, il faut avant tout un système social pérenne. A partir du moment où cette candidate dépenserait autant et enverrait le pays fiscalement dans le mur, sans parler des sous-investissements, il ne pourrait plus l'être. Le système social pourrait s'effondrer.

Interview accordée à Anne-Sophie Lechevallier dans Libération le 21 avril 2022. Copyright Libération.fr

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