La chute de l’activité économique provoquée par le confinement sanitaire du printemps 2020 a fait baisser la production industrielle et donc la consommation d’énergie par les entreprises. Cette baisse soudaine de la demande liée à la pandémie est une expérience naturelle qui permet de tester la résilience des mécanismes de marché de l’électricité. Le système français d’approvisionnement des fournisseurs indépendants en électricité nucléaire (ARENH) pourrait ne pas y survivre.
Le choc de demande et son rebond
Quand l’activité économique reprendra après l’anesthésie générale administrée pour lutter contre le Covid-19, la survie des entreprises dépendra de leur capacité à rattraper le temps perdu. Dans le secteur de l’énergie, les volumes de produits pétroliers et gaziers non achetés pour le transport et les process industriels en mars-avril 2020 ne seront que très partiellement compensés pendant le reste de l’année. Pour le transport routier par exemple, les camions qui n’ont pas roulé au printemps ne vont pas rouler en automne au-delà des heures autorisées par la maintenance technique et la réglementation protégeant les chauffeurs. Même chose dans le transport aérien. Ces réductions d’activité ont au moins un avantage, celui d’une amélioration des conditions environnementales. Mais on risque de voir s’accroitre le nombre des fermetures d’entreprises si elles ne sont pas placées sous cocon commercial et fiscal.
Dans l’industrie électrique, les choses sont un peu différentes. La consommation a indéniablement baissé. D’après la Commission de Régulation de l’Energie, la baisse est de 15% en moyenne par rapport au niveau habituellement constaté au mois de mars. La production a donc aussi baissé puisque l’énergie électrique n’est pas stockable. Mais la diminution est moins forte que dans l’ensemble de l’économie car une partie de la baisse de la consommation d’électricité par l’industrie, le commerce et le transport ferroviaire a été compensée par une hausse dans le secteur résidentiel. De fait, obligés de rester chez eux, les ménages consomment plus, pour le chauffage électrique, la cuisine, l’Internet … et le télé-travail. Il en résulte des courbes de consommation journalières en semaine qui différent peu de celles du week-end, et un écrêtement des fins de journée.
Cette période est aussi l‘occasion de rappeler à quel point l’électricité est devenue essentielle dans la vie domestique des économies développées. On imagine facilement ce que serait le confinement sans énergie électrique. Tout le monde espère que la fourniture d’électricité va se poursuivre sans défaillance. RTE, responsable de l’équilibrage du système français, et les deux places de marché epexspot et Nordpool ont signé un « Plan de continuité d’activité pour les marchés de l’électricité ». Il est envisagé notamment l’activation d’un mode dégradé en fonction du taux de disponibilité du personnel de RTE en charge des activités de conduite du réseau au sein du dispatching national. Les consommateurs résidentiels ne devraient pas être touchés tant les centrales de production et les marchés sont maintenant automatisés.
Un prix qui s’adapte sur le marché de gros
Si pour les consommateurs d’électricité tout devrait se passer pour le mieux, il n’en va pas de même pour les producteurs. Comme dans la plupart des industries, la baisse de la consommation fait apparaitre d’énormes surcapacités. Mais elle est plus grave chez les électriciens car nous avons construit des systèmes électriques destinés à éviter les blackouts dans 99,9% des cas (coupure tolérée une poignée d’heures sur les 8760 que compte l’année). Notre système est donc en surcapacité de façon chronique à cause de la difficulté de stocker en prévision des mauvais jours, seules les stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) étant capables d’assurer ce stockage. Dit autrement, puisqu’on ne peut pas stocker le produit, on construit les capacités destinées à le produire instantanément. Donc, quand la demande s’effondre, la concurrence entre producteurs pour servir la demande résiduelle s’exacerbe, et il en résulte une forte baisse des prix. Fin février, le MWh se négociait autour de 50€ sur epexspot. Fin mars, les prix horaires étaient inférieurs à 25€, et épisodiquement négatifs.
Cette baisse des prix est bienvenue pour les industriels qui se fournissent sur le marché de gros. Mais elle est provisoire, et c’est heureux vu sa cause. L’économie aura donc encore besoin de beaucoup d’électricité dans un avenir proche. Il faut alors éviter que la chute des prix d’aujourd’hui ne provoque des fermetures de sites, dont l’effet serait des hausses disproportionnées de prix l’hiver prochain. Nous aurons aussi besoin de ces capacités de production dans un avenir proche si les politiques de réindustrialisation et de transition vers la voiture électrique se concrétisent.
La baisse des prix de gros devrait également permettre aux fournisseurs d’électricité dépourvus d’actifs de production de passer sereinement la période de quarantaine puisque le prix auquel ils revendent à leurs clients est fixé contractuellement. Mais c’est sans compter avec l’Accès Régulé à l’Electricité Nucléaire Historique (ARENH), mécanisme de marché à la française.
Et l’ARENH dans tout ça ?
Dans un billet précédent, nous rappelions le mécanisme de l’ARENH qui permet à tous les fournisseurs alternatifs de s’approvisionner en électricité auprès d’EDF dans des conditions fixées par la loi NOME du 7 décembre 2010. Jusqu’en 2025, le prix du MWh ARENH est fixé à 42 € et le volume global affecté au dispositif est limité à 100 TWh/an. Comme son nom l’indique, c’est un mécanisme d’allocation de ressources dont le prix est régulé. Les opérateurs enchérissent pour des quantités qui sont rationnées si la demande excède l’offre inélastiquement fixée à 100 TWh/an. Ce mécanisme rassure une industrie historiquement régulée qui se méfie des mécanismes marchands.
Les vicissitudes récentes de l’ARENH rappellent ces films d’horreur dans lesquels la première partie montre des héro(ine)s qui parviennent à échapper à quelque entité monstrueuse en s’enfermant dans un lieu clos, et la deuxième raconte comment les survivant(e)s, qui ont commis l’erreur d’enfermer avec eux la créature, vont essayer de sortir de ce refuge transformé en traquenard. De fait, fin 2019 les prévisions de l’activité économique pour 2020 étaient bonnes. En anticipation de prix élevés sur les marchés de gros (la bête malveillante), 73 fournisseurs se sont réfugiés dans l’ARENH en présentant des demandes à hauteur de 147 MWh. Tel Procuste appliquant ses principes d’équité, la CRE a décidé d’allouer à chaque fournisseur 100/147 = 68% de sa demande. Mais voilà que survient la pandémie, le choc de demande et la chute consécutive des prix de gros. Les fournisseurs qui pensaient avoir échappé aux mécanismes marchands se retrouvent porteurs de l’obligation d’acheter au prix de 42€ une électricité qu’ils ne pourront pas vendre intégralement à leurs clients. Il leur faudra donc écouler le surplus sur les marchés de gros, l’entité malfaisante qui affiche maintenant des prix moyens de l’ordre de 20€.
Pour échapper à cette calamité financière, certains fournisseurs ont demandé l’activation de la clause de force majeure prévue dans l’accord-cadre ARENH, ce qui mettrait fin provisoirement aux livraisons des volumes d’ARENH et permettrait aux fournisseurs de s’approvisionner sur le marché à un prix beaucoup plus bas pour la totalité des volumes à livrer. EDF est opposée au déclenchement de cette clause, arguant que les conditions prévues dans le contrat ARENH ne sont pas réunies. La CRE, dans sa Délibération N°2020-071 du 26 mars, va dans le même sens. Elle considère que « les conséquences d’une suspension totale des contrats ARENH en raison de l’activation des clauses de force majeure seraient disproportionnées. (…) une telle situation créerait un effet d’aubaine pour les fournisseurs au détriment d’EDF qui irait à l’encontre des principes de fonctionnement du dispositif qui reposent sur un engagement ferme des parties sur une période d’un an. »
Concurrence et solidarité
Les fournisseurs indépendants ne sont cependant pas totalement abandonnés à leur sort. D’abord, les plus petits peuvent faire valoir le droit commun de cette période de crise, en l’occurrence l’application des dispositions de l’ordonnance n° 2020-316 du 25 mars 2020 qui permet aux microentreprises dont l’activité est affectée par l’épidémie de bénéficier d’un report ou d'un étalement du paiement de leurs factures de gaz et d'électricité sans pénalités. En deuxième lieu, pour limiter l’opportunisme des fournisseurs, le mécanisme de l’ARENH prévoit que ceux qui souscrivent des volumes supérieurs à leur portefeuille de clients doivent payer une pénalité sur cet excédent. La CRE demande que cette pénalité soit supprimée pour l’année 2020 puisque l’écart entre les souscriptions et les ventes résulte de le décision politique de confinement.
Enfin, la CRE invite EDF à accorder à certains fournisseurs dont la situation le justifie des facilités de paiement supplémentaires. Cette invite met en lumière la situation paradoxale dans laquelle se trouve EDF du fait de l’ARENH : mère nourricière dans l’attente d’une sollicitation par les fournisseurs (la demande a toujours été inférieure à 100 TWh jusqu’en 2018, et même nulle en 2016), entreprise dominante sommée de respecter les engagements ARENH dont le plafond est jugé trop bas en 2019 et prospectivement pour 2020 (c’est-à-dire d’alimenter ses concurrents dont certains demandent un relèvement du plafond), et maintenant entreprise bienveillante dont on attend qu’elle vienne en aide à ses concurrents malheureux. Mais ceux des fournisseurs qui ne bénéficieront pas de facilités de paiement supplémentaires auront beau jeu de crier à la distorsion de concurrence.
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En cette période de crise, les mécanismes de marché font leur travail d’équilibrage et révèlent la valeur accordée à l’électricité par les acheteurs et les offreurs. L’ARENH qui a été conçue comme un mécanisme d’assurance contre les hausses de prix n’a pas cette souplesse. Le prix d’accès régulé amplifie les pertes que subissent les fournisseurs parce qu’il s’agit d’une option tant qu’ils n’y ont pas souscrit, mais c’est une obligation de soutirage une fois la souscription faite. La remise en cause de l’ARENH devant le Conseil d’Etat par deux associations de fournisseurs met à jour les défauts d’un système administré quand il s’agit de gérer le choc de demande actuel. Dans un contexte baissier, le prix de marché facilite le partage entre producteurs et fournisseurs des pertes dues à la contraction de la demande finale d’électricité. Le système administré ne peut pas prévoir toutes les éventualités, sauf à essayer d’imiter le marché. Mais alors, à quoi sert-il ?