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29 Janvier 2015 Energy

Les installations hydroélectriques produisent environ 14 % de l’énergie électrique en France, avec de fortes variations saisonnières en fonction de l’hydraulicité. Malgré d’importantes disparités entre pays, le pourcentage moyen est du même ordre au sein de l’Union européenne et dans le reste du monde. Mais l’importance de cette technologie dépasse la dimension purement quantitative de sa production. En effet, la flexibilité des centrales donne à l’énergie hydroélectrique un rôle essentiel pour répondre à la versatilité de la demande et des sources d’énergie intermittentes. Par ailleurs, après turbinage pour produire de l’électricité, l’eau peut satisfaire d’autres usages en aval des retenues. Pour valoriser au mieux les ressources en eau, il faut donc trouver un cadre institutionnel qui permette à l’opérateur des centrales de tirer profit de la flexibilité de ses installations tout en répondant aux besoins des autres usagers de l’eau. Les grands barrages fonctionnent actuellement sous un régime de concession à des opérateurs privés, que le gouvernement souhaite remplacer par des sociétés d’économie mixte. Peut-on en attendre plus d’efficacité collective ?   

Que d’eau, que d’eau !

Les ressources hydroélectriques sont, aujourd’hui en France, la deuxième source de production d’électricité, la première des sources renouvelables.[1] Fin 2012, environ 2250 unités très hétérogènes en taille représentaient 25 GW de puissance installée, soit 20% de la capacité de production totale de la France métropolitaine. EDF exploite 80 % de la puissance hydroélectrique. Les autres principaux acteurs sont la Compagnie Nationale du Rhône et la Société Hydro-Electrique du Midi.

Près de la moitié de la production vient de « centrales au fil de l’eau », c’est-à-dire d’unités de production où l’énergie primaire est l’énergie cinétique du courant d’eau. La production est entièrement dépendante du débit du cours d’eau. Tout comme le vent pour les éoliennes, l’eau non turbinée est perdue. Ces centrales fonctionnent donc en permanence, hors périodes de maintenance.

Les centrales d’éclusée et les centrales de lac (autour de 20% de la production pour chaque type) peuvent stocker l’eau, sur des durées qui se mesurent en heures ou jours pour les premières et, pour les secondes, en mois, voire années.

Enfin, environ 10% de la production vient de stations de transfert d’électricité par pompage (STEP), c’est-à-dire de centrales permettant de consommer de l’électricité pour remonter de l’eau d’une retenue inférieure vers une retenue supérieure à des heures de faible coût, puis la relâcher, la turbiner et injecter l’électricité ainsi produite dans le réseau aux heures de forte demande.

Outre leur approvisionnement gratuit (sauf pour les STEP), la principale qualité des centrales hydrauliques de retenue est leur très grande réactivité. L’électricité est produite en quelques minutes après que l’eau a commencé à être injectée dans les turbines. C’est donc une technologie qui permet de répondre à des variations rapides de la demande, en particulier en hiver sous nos latitudes, et aux injections intermittentes d’électricité d’origine éolienne et photovoltaïque.  

Comment gérer les barrages ?

Pendant près d’un siècle (depuis la Loi du 16 octobre 1919 relative à l'utilisation de l'énergie  hydraulique), les grandes centrales hydroélectriques (celles dont la puissance est supérieure à 4 500 kilowatts) ont été soumises en France à un régime de concession. Sous ce régime, le concessionnaire est contraint par un cahier des charges. Il construit l'ouvrage, dont l'État reste propriétaire, et l'exploite pendant une durée maximale de 75 ans. A l’échéance du contrat, l’article 13 de la loi donnait la préférence au concessionnaire sortant dès lors qu’il acceptait le nouveau cahier des charges. Mais avec l’ouverture à la concurrence des activités de production électrique, la Commission européenne a demandé aux autorités françaises la suppression de ce droit de préférence.[2] Il a été abrogé avec l'adoption de la loi sur l'eau et les milieux aquatiques de 2006. Comment alors allouer les droits d’exploitation des barrages hydroélectriques dont les contrats sont arrivés à terme ?

En ce début d’année 2015, le sort des installations hydroélectriques est suspendu à la discussion par le Sénat du « projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte », après son adoption par l'Assemblée nationale le 14 octobre 2014.[3] Dans son article 29, ce texte prévoit de confier l’exécution des concessions à des sociétés d’économie mixte hydroélectriques, à savoir des sociétés anonymes sous contrôle de l’Etat et comptant au moins une personne privée, plus éventuellement d’autres autorités publiques. Par ce montage, le législateur espère garantir une gestion motivée par l'intérêt collectif tout en bénéficiant de la souplesse des sociétés de droit privé. Il faut dire que l’eau est un objet économique assez particulier.

L’eau est un bien privé, l’eau est un bien public

            Les ressources en eau stockées dans un barrage ont des usages multiples qui, en général, ne sont pas totalement antagonistes. L’eau turbinée pour produire de l’électricité est disponible en aval pour de nombreux autres usages tels que l’irrigation des terres agricoles et l’alimentation des habitants de la vallée en eau potable. Mais cette complémentarité qui fait de l’eau un bien public est remise en cause quand on prend en compte les dates de disponibilité. En effet, pour la plupart des usages, la valorisation de l’eau dépend de la date à laquelle elle est disponible et de l’état de la nature prévalant à cette date. Par exemple, l’eau a beaucoup plus de valeur pour l’agriculteur en été qu’en hiver alors que c’est l’inverse pour un hydro-électricien (sous nos latitudes). De même, les dates et les états de la nature dans lesquels l’eau sert à maintenir l’étiage et la biodiversité, ceux où l’eau est nécessaire pour refroidir des centrales thermiques et ceux où les flux doivent être régulés pour éviter des crues ne coïncident pas toujours.

            C’est cette concurrence au niveau des dates et cette conjonction d’intérêts au niveau de la ressource qui font l’intérêt de l’analyse des ressources hydrauliques et plus particulièrement des retenues d’eau gérées par les électriciens.[4]

Si les différents usagers de l’eau ont des besoins élevés aux mêmes périodes, la dimension « bien public » l’emporte sur la dimension « bien privé » : ils sont d’accord sur les dates auxquelles il faut lâcher le plus d’eau, mais le gestionnaire de la ressource fait face à un  problème de facturation dans la mesure où il ne peut pas calculer la disposition à payer de chaque type d’usager. Au contraire, si les différents usages sont corrélés négativement, la concurrence entre les deux types de consommateurs de l’eau porte plutôt sur la date de livraison : c’est l’aspect « bien privé » qui prédomine puisque, à volume donné, les usagers sont en concurrence pour la disponibilité de la ressource.

A cause de la dualité bien privé-bien public, l’organisation d’une gestion efficiente de l’eau des barrages est délicate. Le marché est le meilleur outil pour régler la dimension privée, donc les allocations du stock aux différentes périodes. En revanche, la dimension bien public ouvre la porte aux comportements de passager clandestin. L’intervention de la puissance publique est alors nécessaire, soit directement (dotations, redevances), soit indirectement (allocation de droits négociables), les deux types d’intervention pouvant être combinés.   

Habillage institutionnel

L’enjeu économique d’un bon cadrage institutionnel est important étant donné le rôle pivot joué par les centrales hydroélectriques dans le système d’approvisionnement en énergie électrique, mais aussi par la pluralité des usages de l’eau.

La solution de la concession s’est progressivement imposée à cause de la montée en puissance de l’industrie électrique au début du 20ème siècle. Si la puissance publique a jugé efficient de confier, contre redevance, la gestion de la ressource aux électriciens c’est parce que, pour des raisons techniques, ce sont les usagers situés les plus en amont. En leur imposant un cahier des charges et un règlement d’eau, l’autorité garantit aussi que les besoins des autres usagers seront couverts. Les contraintes de flux qui découlent de ces obligations sont rémunérées ou non. Quand elles le sont, c’est par un système de tarifs administrés et non par l’intermédiaire d’un marché.

En 2010 fut amorcé un processus de mise en concurrence pour le renouvellement des concessions arrivées à terme. En plus des opérateurs français, des entreprises européennes se sont déclarées intéressées et ont ouvert des bureaux en France (E.ON, ENEL, Iberdrola, Vattenfall, …). Mais avec la majorité élue en 2012 (et une succession de quatre ministres en charge de l’énergie) un nouveau statut est envisagé. Les opérateurs européens ont fermé leurs bureaux parisiens.

Les sociétés d’économie mixte hydroélectriques

            Le statut des concessions hydroélectriques tel qu’il apparait dans le « projet de loi relatif à la transition énergétique pour la croissance verte », en discussion au Sénat au début 2015, est une nouveauté. En effet les « Sociétés d’économie mixte hydroélectriques » prévues par ce texte n’existent pas encore. Et on ne peut même pas s’inspirer de l’expérience des Sociétés mixtes à Opération Unique »[5] qui, elles, ont un concernement local car elles sont très récentes (loi n° 2014-744 du 1er juillet 2014). Nous ne disposons donc en fait d’aucun recul pour en connaitre les avantages et les inconvénients de fait, et nous devons provisoirement nous en tenir à quelques réflexions générales.

            Les sociétés d’économie mixte ont souvent pour finalité de donner à des personnes morales publiques la majorité absolue dans le capital social tout en réservant à l’opérateur privé une minorité de blocage. Pourtant, dans le projet de loi, le contrôle public majoritaire n’est pas exigé : « L’État et, le cas échéant, les collectivités territoriales (…) et les partenaires publics (…) détiennent conjointement 34 % au moins du capital de la société et 34 % au moins des droits de vote dans les organes délibérants. La part du capital et des droits de vote détenue par l’actionnaire opérateur ne peut être inférieure à 34 %. ».

Ces pourcentages donnent une grande marge de manœuvre qui laisse à prévoir d’intenses négociations avant la constitution même de la société mixte. Pourtant, le projet de loi prévoit une constitution en deux temps : « Les modalités d’association de l’État, des collectivités territoriales ou de leurs groupements et des partenaires publics au sein de la société d’économie mixte hydroélectrique, (…), font l’objet d’un accord préalable à la sélection de l’actionnaire opérateur ». Autrement dit, la partie publique (Etat + collectivités locales) fixe d’abord les règles du jeu, puis s’occupe de trouver un partenaire privé en faisant jouer la concurrence. On imagine mal que la partie publique, qui connait mal les problèmes technico-économiques de la gestion des barrages, ne cherche pas à négocier dès le départ avec des opérateurs privés pour calibrer le contrat d’association ultérieur. S’il y a négociation, il est à craindre qu’elle soit cachée et donc suspecte. S’il n’y en a pas, le système va rencontrer des problèmes de sélection adverse, c’est-à-dire que les candidats privés seront a priori peu combatifs puisque leur préoccupation première sera de se couler dans le moule d’un actionnaire minoritaire. Il faut insister sur le fait que, dans ce cadre juridique, la concurrence est réduite à la sélection de l’opérateur économique.  

Un dernier point qui mérite attention est celui du rôle ambigu joué par les personnes morales publiques dans cet arrangement politico-commercial : l’Etat et les entités publiques associées vont toucher à la fois la redevance d’usage[6] de l’eau et des dividendes sur les bénéfices de la société d’économie mixte. Le dispositif de la régulation de cet organisme hybride reste à élaborer.

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Les tâtonnements législatifs actuels s’expliquent par le caractère singulier de l’eau dont le contrôle et le partage ont, de tout temps, fait l’objet de règlements plus ou moins pacifiques. Etablir une co-responsabilité de l’Etat, de collectivités territoriales et de sociétés privées peut sembler ne devoir que compliquer la construction et la gestion des barrages. Mais cet arrangement est justifié par les particularités économiques de l’eau qui se déplace, ou change d’état ou de qualité, mais ne se détruit pas. Il faut donc garder à l’esprit la nature duale de l’eau, bien à la fois privé (elle ne peut pas être consommée par plusieurs types d'utilisateurs en même temps) et public (elle n'est pas détruite par l'usage). La valeur de l'eau stockée dans un barrage n'est donc ni simplement la plus grande de ses valeurs d'usage (par exemple la valeur créée par un électricien ou celle créée par un ensemble d’agriculteurs) ni simplement la somme des valeurs d’usage ; elle est les deux à la fois. La combinaison de ces attributs donne à la ressource en eau une spécificité économique que l'on retrouve dans la mise en concurrence multicritère des contrats de concession telle que prônée par la précédente majorité. On la retrouve aussi dans les orientations législatives actuelles qui penchent en faveur de sociétés d’économie mixte. L’inquiétude de l’économiste vient du risque de voir adopter une solution institutionnelle motivée par des raisons fiscales pour l’Etat et de clientélisme pour les acteurs locaux, plutôt que par le souci  de l’efficacité collective dans la gestion de l’eau.

 

Lire l'article sur La Tribune

[1] Source: Le baromètre 2013 des énergies renouvelables électriques en France. Observ’ER, 4ème édition

 

[2] La loi Sapin de 1993 stipule bien que les délégations de service public des personnes de droit public sont soumises à une procédure de publicité permettant la présentation de plusieurs offres concurrentes (article 38). Mais l'obligation de mise en concurrence ne s'applique pas lorsque la loi institue un monopole au profit d'une entreprise, ou lorsque le service public est confié à un établissement public (article 41). C’est en 2000 que EDF a perdu son monopole et en 2004 que l’entreprise est devenue une société anonyme.

[3] www.assemblee-nationale.fr/14/ta/ta0412.asp

[4] Pour une analyse formalisée, voir C. Crampes et M. Moreaux (2015) « Microéconomie de l’hydroélectricité. Partie 1. Valeurs de l’eau », Rapport IDEI, n°26, janvier, http://idei.fr/doc/rap/valeur_eau_janv_2015.pdf

[5] Les principales caractéristiques des partenariats public­privé institutionnels sur lesquels reposent les SEM à opération unique ont été précisées par la Commission européenne dans une communication interprétative du 5 février 2008 (C(2007) 6661), confirmée par la Cour de justice des communautés européennes le 15 octobre 2009. Pour y voir plus clair sur les PPP institutionnels, voir L. Rapp (2010) « Quasi régie, quasi régime » L’actualité juridique-Droit administratif (AJDA) p.588-595.

[6] Article 33 de la Ioi du 30 décembre 2006.  Notons cependant que cette redevance n’est toujours pas prélevée en raison du retard pris par la procédure de renouvellement des concessions. Dans son référé du 21 juin 2013, la Cour des Comptes alerte les ministres responsables sur le manque à gagner pour le budget de l’Etat (320 millions d’euros non perçus pour l’année 2012). 

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