Sivens, un drame de la décision publique à la française

5 Décembre 2014 Environnement

Le drame de Sivens a révélé les faiblesses de l’organisation de la décision publique en France. La décision de construire le barrage dépend du rapport de force politique local, ce qui a fini par déboucher sur des affrontements violents entre agriculteurs et écologistes. Afin de réduire le risque que de tels drames se reproduisent, il est nécessaire de revoir en amont le modèle de prise de décision sur les projets publics. François Hollande a proposé le 27 novembre à la Conférence Environnementale un nouveau modèle de « démocratie participative » basé sur des référendums locaux.

Mais comment bien décider sans être au préalable bien informé ? Aussi faut-il, en premier lieu, repenser l’évaluation des projets publics. Il faut faire émerger une information indépendante et de qualité pour nourrir efficacement la démocratie locale.

Un financement public, des bénéfices privés

Le projet de barrage à Sivens est entièrement financé sur fonds publics, pour moitié par l’Agence de l’eau Adour-Garonne, dont les ressources proviennent essentiellement des redevances payées par les usagers, et notamment la facture d’eau payée par les ménages). Le reste du financement provient de l’Europe et la Région. Ainsi, les coûts sont supportés par la collectivité, alors que les bénéfices liés à une meilleure irrigation seront perçus par quelques dizaines d’agriculteurs. Or, les redevances payées par les agriculteurs ne couvrent pas, en général, le coût de fonctionnement et d’amortissement des investissements. Pourtant, si ce barrage est vraiment efficace économiquement, pourquoi n’est-il pas financé par ceux qui en reçoivent les bénéfices ? Avec un tel mécanisme financier « asymétrique », les agriculteurs ont tout intérêt à voir ce barrage construit (même si le bénéfice agricole additionnel n’est pas très important), et à s’organiser politiquement à cette fin.

Mais on peut vouloir construire le barrage pour d’autres raisons que l’efficacité économique, par exemple pour des raisons d’équité vis-à-vis d’agriculteurs vivant des situations difficiles, ou pour favoriser le développement rural. Or, de ce point de vue, il s’agit là encore d’un curieux mécanisme d’aide. Un barrage est un investissement lourd et très peu réversible, qui engage sur le long terme, et incite les agriculteurs à produire des cultures toujours plus gourmandes en eau. Surtout, il a un impact massif sur l’environnement ; en l’occurrence, il détruit une zone humide (ce qui risque de valoir à la France des sanctions de Bruxelles). Ainsi, en cherchant à réduire une inégalité sociale, on génère d’autres problèmes pour la société.

La compagnie d’aménagement des coteaux de Gascogne (CACG), une société d’économie mixte, a produit en 2001 une évaluation recommandant la construction du barrage. Mais la CACG est aussi maitre d’ouvrage, et assurera la gestion du barrage par la suite. Ainsi, la CACG est juge et partie dans cette affaire. D’autre part, on peut déplorer que l’évaluation initiale produite soit difficilement accessible par le public, alors que le projet, on l’a vu, est entièrement financé sur fonds publics. De plus, la CACG n’est pas mise en concurrence, et gère la quasi-totalité des chantiers autour de l’eau dans la Région. A sa direction, comme à la direction de l’Agence de l’eau, se trouvent des leaders de la politique locale et des représentants des associations d’agriculteurs...

Deux forces politiques opposées

Quels enseignements tirer de ces observations ?

Le premier enseignement relève de l’économie politique. Pour schématiser, il y a deux enjeux, l’enjeu économique représenté par les agriculteurs, et l’enjeu écologique représenté par les associations de protection de l’environnement. A chaque enjeu, correspond une pression politique sur la décision. Il y a d’une part le lobby agricole, qui s’appuie sur les décideurs publics locaux à travers la CACG et l’Agence de l’eau (voir « Bargaining in River Basin Committees: Rules Versus Discretion », Alban Thomas et Vera Zaporozhets, LERNA working paper, 2014, Toulouse School of Economics, sur l’effet de la représentation des usagers au Comité de Bassin). Et d’autre part le lobby écologique qui exerce une influence plus diffuse à travers des mouvements d’information et de sensibilisation de la population. Ce lobby écologique s’appuie essentiellement sur la menace de sanction électorale, voire de manifestations ou d’opérations de vandalisme. Ce mouvement revendique plus généralement un changement de modèle économique, et cherche à se faire entendre, par tous les moyens.

Quel est le résultat de ce jeu de pression ? D’abord, un énorme gaspillage, car les efforts consacrés à ces mouvements politiques (c’est-à-dire le temps et l’énergie employée par les lobbyistes) sont très peu productifs. De plus, rien ne garantit que la bonne décision pour la société dans son ensemble ne soit adoptée. L’organisation de la politique locale, par exemple la présence d’un politicien influent et sensible aux intérêts des agriculteurs, va jouer un rôle majeur. D’un autre côté, la capacité de mobilisation de la population locale, par exemple la présence d’un écologiste motivé et charismatique habitant dans les environs du projet, sera aussi déterminante. Or, on voit mal pourquoi ces conditions locales très spécifiques aboutiraient systématiquement à la construction de certains projets dont la société a besoin, et au refus de la construction d’autres projets. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on retrouve typiquement ce schéma pour une série de projets contestés en France, comme Notre-Dame-des-Landes, la « ferme des mille vaches » et très récemment le projet de construction d’un village de vacances au pied du Vercors.

Bien gouverner, c’est d’abord bien évaluer

Que faut-il faire ? Tout d’abord, il ne paraît guère utile de blâmer les différents acteurs du dossier. Agriculteurs, politiciens, agents des institutions publiques, écologistes…, tous répondent aux incitations données par le système. Il faut donc faire évoluer le système. Et en priorité, les procédures d’évaluation. En se donnant les moyens de développer une expertise indépendante et de qualité, on pourra mieux préparer la décision publique. Cette évaluation doit se baser sur une méthode précise qui permet de comparer les bénéfices économiques et les coûts écologiques des différents projets proposés. Ces méthodes - études d’impact, analyse coût bénéfice - existent (voir par exemple les Cahiers de l’Evaluation (http://www.tresor.economie.gouv.fr/Cahiers-de-levaluation), ou encore le colloque sur la « monétarisation des biens et services environnementaux », mercredi 10 décembre au ministère de l’Environnement) ; des guides méthodologiques sont à la disposition des décideurs publics (voir par exemple « L’Evaluation Socio-économique des Investissements Publics », Emile Quinet , Commissariat Général à la Stratégie et à la Prospective, 2013). Cette évaluation doit être transparente, directement accessible au public. Elle doit être produite au début du projet, et éventuellement révisée au cours du temps, et non pas seulement quand la situation devient conflictuelle.

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