Séparation des pouvoirs, intelligence collective et incohérence politique

9 Juillet 2014

Au cours des semaines passées, on a pu voir successivement la ministre de l’Energie annoncer « l’effacement » de la hausse programmée des tarifs de l’électricité, le ministre du Redressement productif modifier les conditions de cession des activités d’Alstom à General Electric, et l’ensemble du gouvernement porter un projet de loi sur la transition énergétique qui renforcera le contrôle public des moyens de production. Ces initiatives mettent en évidence l’appétit des politiques pour l’ingérence économique, n’hésitant pas à remettre en cause la séparation des pouvoirs, mais aussi un refus de faire confiance à l’intelligence collective des citoyens et une incohérence certaine dans la politique énergétique actuelle. Reprenons successivement les trois initiatives listées au départ.

« J'efface la hausse de 5% des tarifs »

La ministre en charge de l’énergie a annoncé le 19 juin[1] qu’elle effaçait la hausse des tarifs de l’électricité prévue pour le 1er août 2014. Elle a ajouté qu’elle souhaitait modifier la formule de calcul des tarifs, et précisé que les hausses ne doivent pas être automatiques, mais qu’EDF doit réaliser des efforts de productivité.

Si les objectifs sont louables (qui peut objecter à l’amélioration de la productivité dans une entreprise ?), la méthode est inquiétante. Elle fait apparaitre un manquement au principe de la séparation des pouvoirs, pourtant au cœur des démocraties modernes.

Rappelons d’abord que l’augmentation prévue au 1er août avait pour objectif de permettre aux tarifs de couvrir les coûts d’EDF, conformément à la loi (article L337-6 du code de l’énergie). [2] Dans le respect du droit, la ministre aurait dû proposer au parlement, par exemple dans le cadre de la loi sur la transition énergétique, de confier à la Commission de Régulation de l’Energie (CRE), autorité administrative indépendante, la responsabilité pleine et entière de la fixation des tarifs de l’électricité, qui couvrent les coûts « justes et raisonnables » des opérateurs, et d’autoriser la CRE à mettre en œuvre une tarification incitative. Le parlement aurait débattu, puis amendé et voté la loi. Dans ce cadre légal, la CRE aurait alors pu analyser les comptes d’EDF, réaliser des comparaisons internationales, et déterminer un tarif, qui aurait pris la forme d’un prix plafond, ajusté à la hausse pour l’inflation et ajusté à la baisse pour les objectifs d’amélioration de la productivité. Pour accomplir ces missions, la CRE devrait bien sûr être dotée d’un budget suffisant.

Dans la France de 2014, la ministre décrète un prix plafond pour l’électricité qu’elle détermine en fonction de critères politiques puisqu’elle juge inacceptable le prix que propose la CRE sur des critères économiques. C’est d’autant plus désolant que des manœuvres identiques des gouvernements successifs ont toutes été retoquées par le Conseil d’Etat, la dernière pas plus tard que le 11 avril dernier.

Le pouvoir exécutif veut obstinément s’affranchir de la loi qui prévoit que les tarifs calculés par une autorité indépendante, la CRE, couvrent les coûts de fourniture au consommateur.

"Le choix que nous avons fait, avec le Premier ministre, est un choix de patriotisme économique"

Dans une démocratie moderne, l’Etat est garant des droits de propriété. Si le propriétaire d’un actif souhaite le vendre, le droit l’y autorise, sauf circonstances exceptionnelles touchant en particulier à la défense nationale.

Dans la France de 2014, l’exécutif trouve naturel de s’immiscer dans la décision d’un propriétaire de vendre un actif. En annonçant explicitement «la fin du laisser-faire», le ministre de l'économie a fait signer au Premier ministre le 14 mai 2014 un décret «relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable». Officiellement, il s’agit pour l’Etat de s'opposer à la prise de contrôle d'entreprises françaises par des groupes étrangers. La méthode choisie consiste à élargir à cinq nouveaux secteurs le décret adopté le 30 décembre 2005 soumettant certains investissements étrangers en France à l'autorisation du gouvernement. Alors que seules étaient concernées onze activités liées à la défense et à la sécurité, depuis le 14 mai le texte s'applique aussi à «l'approvisionnement en électricité, gaz, hydrocarbures ou autre source énergétique», «l'exploitation des réseaux et des services de transport», «l'approvisionnement en eau», « les communications électroniques » et la « protection de la santé publique».[3]

Dans le cas de la branche énergie d’Alstom, l’argument selon lequel le décret s’applique parce qu’il faut protéger les intérêts stratégiques de la France ne tient pas. Le parc nucléaire français a été construit à partir d’une technologie américaine, dont la licence a été achetée à l’entreprise Westinghouse. Cela n’a pas empêché EDF de le bâtir de l’exploiter. La vraie souveraineté commence par l’état de droit, en particulier le respect des droits de propriété.

La conclusion de l’opération Alstom est encore plus étonnante. L’exécutif a décidé d’injecter deux milliards d’euros dans Alstom, cadeau des contribuables français aux actionnaires de General Electric qui ont d’autant moins à débourser. Quelle est la valeur de cette participation ? Deux possibilités sont envisageables. Soit les administrateurs de l’Etat restent passifs dans les conseils de surveillance et d’administration, et la prise de participation de l’Etat n’a aucun impact sur les décisions de l’entreprise. Alors, pourquoi dépenser deux milliards d’euros quand, par ailleurs, on cherche à en économiser cinquante ?

Deuxième possibilité, il y a participation active, donc les administrateurs s’opposent aux décisions des dirigeants de l’entreprise. Mais alors, est-il imaginable que des fonctionnaires, si brillants soient-ils, soient plus compétents pour diriger une entreprise industrielle que les dirigeants de General Electric ?

Cerise sur le gâteau, la négociation du prix de rachat des parts de l’entreprise Bouygues. L’Etat s’est engagé le vendredi 20 Juin à acheter les actions Alstom détenues par l’entreprise Bouygues. La transaction devait être réalisée avant l’ouverture de la Bourse, le lundi 23 juin au matin. L’Etat annonça qu’il paierait la valeur boursière de l’action, soit 28€, alors que le propriétaire demandait 35€, la valeur inscrite dans ses comptes. Pourquoi l’Etat s’est-il mis dans cette position inconfortable ? N’aurait-il pas été préférable de boucler la transaction, en particulier le prix, avant de l’annoncer ?

Pour compenser la position défavorable dans laquelle il s’est placé, l’Etat a exercé de fortes pressions. Selon les Echos[4], une source gouvernementale note : «Nous avons suffisamment de relations globales avec Bouygues sur beaucoup de sujets pour que cela ne se passe pas mal. »

Là encore, on peut imaginer deux possibilités : soit l’exécutif force Bouygues à vendre ses parts dans Alstom au-dessous de leur valeur sans contrepartie, et il s’agit d’extorsion. Plus probable, l’Etat donne à l’entreprise une contrepartie, par exemple la réduction du nombre de licences de téléphonie mobile, ou une autorisation de fusion entre opérateurs. Alors que l’entrée de Free a permis une forte réduction des factures mobiles, on peut penser que la réduction du nombre de concurrents dans ce secteur devrait conduire au mieux à un ralentissement de la baisse des prix, au pire à une augmentation. Dans ce deuxième cas de figure, l’exécutif financerait une partie de l’achat d’Alstom sur le dos des usagers du téléphone mobile.[5]

La loi de transition énergétique

Le projet de loi sur la transition énergétique présenté le 18 juin 2014 par la Ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie[6] illustre l’absence de confiance de l’exécutif dans l’intelligence collective des citoyens et l’absence de cohérence dans la politique publique. Donnons-en deux exemples.

D’abord, on assiste à un retour de la planification des moyens de production d’électricité, sous l’appellation « programmation pluriannuelle de l’énergie » (Article 49).[7] Etant donné la procédure envisagée, nos élites pensent qu’un comité d’une dizaine de sages est plus à même de décider quels moyens de production construire que l’intelligence collective de milliers d’investisseurs potentiels. Que se passe-t-il si les sages se trompent, par exemple si un choc technologique vient bousculer les prédictions ? Qui payera leurs erreurs ? Eux ou les consommateurs ? La question est évidemment rhétorique.

Deuxième exemple, de très nombreuses mesures sont proposées pour atteindre les ambitieux objectifs de cette loi. Elles se lisent comme une collection de normes, de subventions calibrées et de règles détaillées. Pour coordonner les actions de millions de consommateurs individuels, l’exécutif donne la préférence à des normes, subventions et règles négociées avec les représentants des associations, plutôt qu’à l’intelligence collective. De plus, mettre en œuvre et vérifier l’application de ces règles a un coût élevé qui, lui, sera bien porté par l’ensemble des citoyens.

Quelle autre action publique aurait-on pu imaginer ? Avec pour objectifs affirmés de réduire la consommation d’énergie et les émissions de CO2, la solution la plus simple et la plus économique … est de laisser le prix des énergies monter pour s’établir au coût complet de production, incluant les externalités. Les consommateurs réduiront leur consommation dans le court terme (certes en maugréant), les producteurs développeront de nouvelles technologies et offriront de nouveaux produits, et progressivement, les consommateurs adopteront, sans qu’on les y oblige ou les y incite par des primes, des technologies économes en énergie et faiblement émettrice de CO2.

On voit donc bien l’incohérence de la politique de l’énergie actuelle : le 18 Juin, l’exécutif propose dans la loi de transition énergétique une batterie de mesures ayant pour objectif de réduire la consommation d’énergie. Le 19 Juin, le même exécutif, en effaçant les hausses nécessaires des prix de l’électricité, casse l’instrument le plus efficace pour atteindre cet objectif.

* * *

Pourquoi les économistes s’émeuvent-ils des atteintes à la séparation des pouvoirs ?

D’abord parce qu’ils sont aussi des citoyens et, depuis Montesquieu, nous savons que la séparation des pouvoirs est le cœur de la démocratie moderne. Elle nous concerne tous.

Deuxièmement, les économistes pensent que la concurrence entre plusieurs entreprises qui investissent dans différentes technologies est le moteur de la croissance et de l’emploi sur le long-terme. Ils évaluent donc les décisions prises aujourd’hui à l’aune de leur impact sur les investissements et sur la concurrence dans le futur.

Après ces annonces politiques, les entreprises se diront que, pour investir en France, il faut faire affaire avec le pouvoir exécutif. Certains investisseurs renonceront, et préfèreront aller conquérir d’autres marchés, plus ouverts. Les entreprises qui choisiront d’investir en France se feront alors concurrence pour convaincre l’exécutif de favoriser leur projet, par exemple en lui accordant une subvention, et non pas pour convaincre les consommateurs d’adopter un nouveau produit ou service. L’économie française poursuivra donc sa migration vers une « économie exclusive », selon la terminologie établie par Daron Acemoglu et James Robinson[8], dans laquelle la sous-concurrence orchestrée par l’exécutif bénéficie à une oligarchie aux dépens de la grande majorité. La crise que traverse l’économie française, qui pénalise de manière disproportionnée et insupportable les plus fragiles des citoyens, est due en grande partie à l’intervention de l’exécutif dans l’économie. Les prises de position récentes dans le secteur de l’énergie illustrent tristement cette réalité.

 


[2] « Dans un délai s'achevant au plus tard le 31 décembre 2015, les tarifs réglementés de vente d'électricité sont progressivement établis en tenant compte de l'addition du prix d'accès régulé à l'électricité nucléaire historique, du coût du complément à la fourniture d'électricité qui inclut la garantie de capacité, des coûts d'acheminement de l'électricité et des coûts de commercialisation ainsi que d'une rémunération normale.

Sous réserve que le produit total des tarifs réglementés de vente d'électricité couvre globalement l'ensemble des coûts mentionnés précédemment, la structure et le niveau de ces tarifs hors taxes peuvent être fixés de façon à inciter les consommateurs à réduire leur consommation pendant les périodes où la consommation d'ensemble est la plus élevée. »

[3] Article R153-2 du Code monétaire et financier.

[6] Complété lors de la « Conférence bancaire et financière sur le financement de la transition énergétique », coprésidée le lundi 23 juin par la ministre de l’Ecologie et le ministre des Finances en présence de la ministre du Logement.

[8]Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity, and Poverty”, Deckle Edge, 2012.