Le nouveau mythe de Sisyphe : l’encadrement administratif des marchés de l’électricité

16 Juin 2015 Energie

Depuis une vingtaine d’années, les réformes du marché de l’électricité se sont succédées, en France et ailleurs.  Les pouvoirs publics peinent visiblement à trouver la « bonne » architecture  de l’industrie.  Parmi les multiples raisons qui expliquent l’instabilité institutionnelle du secteur, on trouve en bonne place, en France plus qu’ailleurs,  la tentation pour les pouvoirs publics de concilier prix de marché et tarifs administrés. 

Du monopole public au marché

Jusqu’à la fin des années 1990, l’industrie électrique française était très largement monopolistique.  EDF, établissement public, vendait de l’électricité à ses clients à un tarif fixé par les pouvoirs publics.  Ce modèle était partagé par la plupart des autres pays. Il subsiste dans certaines régions du monde.  Dans cette configuration, le tarif réglementé couvre les coûts complets de production, transport, distribution, et commercialisation de l’électricité.  Ceux-ci étant relativement stables dans le temps, les tarifs payés par les consommateurs évoluent en général assez peu d’une année sur l’autre.  Ils augmentent par exemple si les prix des combustibles augmentent,  et si l’entreprise régulée investit plus qu’elle ne déprécie d’actifs.

L’ouverture des marchés de l’électricité européens, mise en œuvre depuis la directive 96/92/CE[2], a séparé le transport et la distribution, qui demeurent des monopoles régulés, des activités de production et de fournitures qui sont concurrentielles.  Il importe donc de séparer le prix des megawattheures, qui est l’objet de ce billet, du coût de leur acheminement.  L’ouverture des marchés introduit une nouvelle référence pour la valeur des megawattheures: le prix qui s’établit sur les marchés de gros.  Le marché principal est celui du lendemain : chaque jour, vendeurs et acheteurs se rencontrent, et déterminent le prix auquel les premiers vendent aux seconds des megawattheures pour chaque heure du lendemain.  Progressivement, se développent aussi des marchés à terme, pour la semaine ou le mois à venir, et des marchés intra-journaliers.  L’électricité étant différente des matières premières en ce qu’elle n’est pas stockable, les marchés de l’électricité ne sont pas structurés comme ceux du pétrole.  Dans certains pays sont créés des marchés pour les services auxiliaires, en particulier les réserves nécessaires pour préserver l’équilibre offre-demande instantané du système électrique, alors que dans d’autres ces réserves sont achetées par appels d’offre lancés par le gestionnaire du système.  Malgré ces différences, le marché de gros de l’électricité obéit aux mêmes lois que les autres marchés : le prix augmente quand la demande augmente et l’offre baisse.

Un des grands succès de la « libéralisation » des marchés européens de l’électricité a été la création d’un marché de gros intégré sur l’ensemble de la plaque continentale.  Aujourd’hui, un producteur allemand peut vendre ses megawattheures à un client français, garantissant ainsi que la demande des citoyens de l’Europe est servie au coût le plus bas, étant donnés les parcs de production installés.  Cette construction a pris une vingtaine d’années, et reste encore à parfaire.  Mais il s’agit d’un indéniable succès.

Du prix au tarif et du tarif au prix

Deux mécanismes de détermination du prix des megawattheures co-existent aujourd’hui : les règles administratives et le marché.  De cette dualité proviennent les péripéties dans l’organisation de l’industrie électrique française, dont l’histoire récente peut se lire dans la courbe des prix ci-dessous : 

Au début des années 2000,  à gauche du graphique, le marché européen est en légère surcapacité.  Les prix des combustibles sont bas (en 2001, le baril de Brent s’échange en moyenne à $ 23.12), les prix de gros de l’électricité sont inférieurs au coût complet de production, donc inférieurs au tarif réglementé.  Les consommateurs industriels français, seuls autorisés à changer de fournisseur à cette époque, optent donc pour des offres indexées sur le prix de marché.  La situation se retourne entre 2004 et 2006: la demande et les prix des énergies fossiles augmentent, certains moyens de production d’électricité sont fermés en Allemagne, donc les prix de gros montent.  Pour protéger les industriels « sortis du tarif », le gouvernement français met en œuvre à compter du 1er Janvier 2007 un tarif réglementé transitoire d'ajustement du marché, plus connu par son acronyme, le TaRTAM.

Initialement, le TaRTAM devait être en vigueur durant seulement deux années.  Las, les prix de gros de l’électricité continuent de monter.  Fin 2008, le prix de gros est significativement supérieur au coût complet, donc au tarif réglementé.  L’Etat français vend donc aux industriels établis en France l’électricité à un prix inférieur à sa valeur de marché, par l’intermédiaire d’EDF, entreprise dont il détient 85% du capital.  Il s’agit d’une aide d’Etat, et une enquête est ouverte  par la Commission européenne.[3]  En octobre 2008, les pouvoirs publics chargent une commission, présidée par Paul Champsaur, de proposer une solution à ce problème sans que la facture des consommateurs n’augmente.  La commission Champsaur résout la quadrature du cercle : elle suggère qu’EDF vende à ses concurrents l’électricité produite par ses réacteurs nucléaires installés à un prix déterminé administrativement.  Cette proposition est mise en œuvre par la loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME), promulguée en décembre 2010.  Un nouvel acronyme fait son apparition dans le glossaire électrique déjà riche : l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH).  Son prix, déterminé administrativement, devient le pivot de la compétitivité des concurrents d’EDF dans la vente aux consommateurs finals.  Il est prévu qu’il devienne le pivot du tarif réglementé de vente à partir de 2016.  Etant donné l’importance du prix de l’ARENH, il n’est pas surprenant que sa détermination ait fait l’objet de longues discussions.

A partir de 2011-2012, le système européen est en surcapacité, et les prix de gros baissent.  En France, le prix de gros reste proche du niveau de l’ARENH durant toute l’année 2014, puis passe finalement en dessous à la fin de l’année.  Le nouveau tarif réglementé proposé par le gouvernement fin Octobre 2014 tire parti de cette configuration[4] : l’objectif affiché n’est plus la couverture des coûts de l’opérateur, mais une comparabilité avec le marché.  Inclure le prix de marché dans la formule de détermination du tarif permet d’en limiter la hausse.  Finalement, le prix de gros restant en dessous du prix de l’ARENH, les ventes de celles-ci se sont effondrées en 2015[5].

Cette chronologie simplifiée illustre parfaitement le problème auquel fait face le gouvernement français : comment faire co-exister des tarifs réglementés de vente d’électricité reflétant les coûts historiques, donc relativement stables, avec les prix de marchés de l’électricité, qui sont eux nécessairement cycliques ?  Lorsque les premiers sont au-dessous des seconds, les consommateurs demandent des tarifs règlementés, tandis que les mêmes consommateurs s’approvisionnent sur le marché lorsque celui-ci est plus avantageux que le tarif réglementé.  Le problème n’est évidemment pas limité à la France.  Aux Etats Unis, certains Etats, en particulier dans le sud-est, ont conservé des tarifs réglementés, alors que d’autres, par exemple dans le nord-est, ont adopté une logique de marché.  Lorsque le prix dans les Etats restructurés est plus élevé, ou augmente plus rapidement que dans les Etats réglementés, les consommateurs regrettent amèrement de s’être lancés dans l’aventure, tandis qu’ils en sont satisfaits dans le cas inverse.[6]

De quelles solutions disposent les pouvoirs publics pour résoudre ce problème ?

Le plus simple est évidemment d’abandonner purement et simplement les tarifs réglementés de vente de l’électricité.  Les fournisseurs en concurrence offriront une diversité de contrats à leurs clients : certains offriront des prix fixes pendant plusieurs années, d’autres une différenciation pointe/hors-pointe, etc.  Le gouvernement français a adopté cette position pour les consommateurs industriels, commerciaux et tertiaires (environ 60% des megawattheures consommés en France).  Le défi politique est double : à court-terme, il faut expliquer aux électeurs que le prix de l’électricité, comme celui de l’essence, des billets d’avion, du pain et des tomates est déterminé par l’équilibre offre-demande sur le système électrique européen, et non par un groupe de fonctionnaires, si bienveillants soient-ils.  En parallèle, il faut résister aux pressions permanentes des différentes classes d’utilisateurs, qui réclament des subventions et des dérogations à l’application du prix de marché.  Les subventions demandées par les électro-intensifs, discutées dans un billet précédent, sont un excellent exemple.

Une difficulté de la suppression de tarifs réglementés est que certains consommateurs, pour des raisons diverses, ne souhaitent pas choisir activement leur fournisseur, et sont parfaitement satisfaits de ne rien changer.  Une solution, adoptée par plusieurs Etats américains, est de mettre en œuvre une offre de fourniture d’électricité « par défaut », dans laquelle sont enrôlés les consommateurs qui ne changent pas de fournisseur.  L’opérateur historique est chargé d’organiser des appels d’offres pour remplir cette obligation.

Une autre possibilité est de maintenir un tarif réglementé de vente, mais de l’aligner non plus sur les coûts, mais sur les prix de gros.  En pratique, le régulateur indépendant détermine le prix de gros moyen des megawattheures fournis aux clients, et utilise ce chiffre pour calculer le tarif réglementé.  Cette solution pose quelques problèmes techniques. Par exemple, quel prix de gros utiliser : le prix à terme de l’année à venir ? ou la moyenne des prix à terme pour prendre en compte les stratégies de couverture ? Quel profil de charge retenir ? La fourniture d’un client consommant essentiellement en pointe étant plus coûteuse que pour un client consommant essentiellement hors pointe, il faut déterminer le profil de demande moyen des clients demeurant au tarif réglementé de vente.  Ces solutions ne posent pas de difficultés insurmontables, mais elles requièrent un travail réglementaire détaillé.

Crédibilité des engagements

Plus difficile est la capacité pour les pouvoirs publics à s’engager à respecter la règle une fois qu’elle est arrêtée.  L’exemple du gaz naturel est frappant : les pouvoirs publics français ont refusé à plusieurs reprises d’accorder à GdF les augmentations de tarif prévues par la formule d’indexation qu’ils avaient développée, ce qui a conduit à de nombreux contentieux.  Depuis mai 2013[6], un nouveau mécanisme est mis en place : chaque premier juillet, les pouvoirs publics déterminent la formule d’indexation du tarif réglementé de vente aux conditions de marché.  Durant l’année, les valeurs utilisées pour le calcul sont révisées chaque mois.

Le cas du gaz naturel suggère que les gouvernements seront tentés de réviser la formule de calcul du tarif de l’électricité, qui inclut aujourd’hui une part de prix de gros, lorsque celui-ci repassera au-dessous des coûts complets.

En parallèle, quelle que soit l’approche retenue, les pouvoirs publics peuvent s’employer à limiter les amplitudes du cycle, c’est à dire à coordonner les anticipations et les investissements des producteurs, afin de limiter la sévérité des périodes de sur- et de sous-capacité.  C’est un des objectifs des mécanismes de capacité, dont un billet précédent a discuté les intérêts et les inconvénients.

* * *

La quasi-impossibilité de faire coexister harmonieusement prix de marché et tarifs réglementés illustre deux difficultés qui réduisent l’impact des politiques publiques, et dont ce blog a déjà parlé.  Premièrement, la politique conduit souvent à des solutions de compromis; malheureusement combiner un peu de marché et un peu de réglementation ne produit pas systématiquement un résultat satisfaisant. Souvent il faut savoir choisir, et justifier son choix.  Deuxièmement, les pouvoirs publics peuvent difficilement prendre des engagements, c’est à dire être crédibles lorsqu’ils promettent de suivre une règle.  Ils seront tentés ex post de modifier la règle, afin de tirer parti de l’évolution des conditions de marché.  Anticipant les promesses non tenues, les investisseurs sont hésitants à investir pour fournir les services attendus à la suite des décisions de politique économique.[7]

L’expérience montre que les pouvoirs publics seront incapables de surmonter ces deux difficultés. La disparition pure et simple des tarifs réglementés de vente accompagnée de contraintes à caractère social dans les offres commerciales semble donc être la meilleure solution.

 

[2] L’enquête ouverte en juin 2007 se conclura en juin 2012 par la validation de ces aides. http://europa.eu/rapid/press-release_IP-12-595_en.htm?locale=en

[7] Il faut aussi compter avec la disproportion entre des mandats électoraux de quelques années et des investissements appelés à durer plusieurs décennies.

[Titre]"Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu'au sommet d'une montagne d'où la pierre retombait par son propre poids.  Ils avaient pensé avec quelque raison qu'il n'est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir.  […] Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers.  Lui aussi juge que tout est bien.  Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile.  Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde.  La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un coeur d'homme.  Il faut imaginer Sisyphe heureux."  Le mythe de Sisyphe", Albert Camus, Gallimard, 1942