Le deuil rend-il créatif ?

16 Octobre 2015 Science

L’économiste américaine Kathryn Graddy, connue pour ses analyses de marchés aussi divers que celui des poissons frais ou des oeuvres d’art, en passant par les restaurants de restauration rapide, vient de publier un article sur la créativité des artistes dans la période qui suit le décès d’un parent ou d’un ami proche. En se posant la question « Le deuil peut-il contribuer à la créativité ? »
(« Death, Bereavement and Creativity » (http://www.culturaleconomics.org/awp/AWP-07-2015.pdf) , Discussion Paper, no 10753, Centre for Economic Policy Research).

Le lecteur pourrait légitimement se poser la question de l’impérialisme des économistes, qui ne connaît, désormais, plus de frontières : en quoi la créativité des artistes appartiendrait-elle au domaine des sciences économiques ? En fait, la méthodologie de cette étude montre combien celles-ci peuvent contribuer à la résolution d’une question posée à l’origine dans une autre discipline.

De nombreux exemples anecdotiques semblent indiquer que la souffrance, en général, et le deuil,en particulier, peuvent stimuler la créativité. La « période bleue » de Picasso est souvent supposée avoir été influencée par le suicide de Carlos Casagemas, ami proche de l’artiste. En revanche, nous autres, non-artistes, savons presque tous que l’incidence d’un deuil sur notre capacité de fonctionnement psychologique est en général négatif.


Pour nous, la distraction causée par un deuil est à l’extrême opposé de l’état de flow (littéralement, le « flux »), une condition psychologique de concentration associée, selon beaucoup de psychologues, à la créativité mentale. Ce constat contribue à renforcer le mythe des artistes comme radicalement différents des autres mortels, s’inspirant grâce à leur génie de conditions qui déstabiliseraient des gens « normaux ».


Une mesure un peu… philistine ?

Ce genre de jugement anecdotique souffre de deux faiblesses que la méthodologie des sciences économiques peut améliorer. Les anecdotes ne sont pas forcément représentatives ; une approche statistique plus rigoureuse serait souhaitable. Ensuite, le jugement de la créativité de tel ou tel artiste ne demeure-t-il pas irrémédiablement subjectif ?


Dans son article, Kathryn Graddy résout les deux problèmes en même temps, avec une élégante simplicité : elle utilise le prix de vente comme mesure du jugement de la communauté des collectionneurs sur la qualité des oeuvres d’art. Elle a récolté des informations sur les prix de plus de
12 000 tableaux vendus entre 1972 et 2014 et produits par 33 artistes français et 15 artistes américains.


La conclusion est frappante. Le prix moyen des oeuvres produites dans les deux années qui suivent le décès d’un parent ou d’un ami proche de l’artiste baisse de plus d’un tiers par rapport au prix moyen des oeuvres produites avant ou après ce créneau de deux ans. Selon cette mesure, l’incidence du deuil sur la créativité est très clairement négative !


Mais la valeur marchande d’une oeuvre d’art ne serait-elle pas une mesure un peu… philistine ? Ne vaudrait-il pas mieux se fier aux jugements, par exemple, des conservateurs de musée ? Kathryn Graddy a vérifié la robustesse de ses conclusions en regardant les tableaux de l’énorme collection du Metropolitan Museum of Art (MET), à New York. La probabilité qu’un tableau d’un des artistes de cette liste soit acheté par le MET chute de plus de 80 % pour les oeuvres produites deux ans après le décès d’un parent ou d’un ami de l’artiste, avant de revenir à son niveau précédent. Le comportement des conservateurs de musée concorde avec celui du marché de l’art…


Le vrai test de la créativité d’un artiste ne serait-il pas, alors, de voir si celui-ci est capable de rebondir même longtemps après un décès, plutôt que de continuer comme si rien ne s’était passé ? Certes, mais, dans ce cas, on s’éloigne des hypothèses pouvant être vérifiées empiriquement. Tout
le monde connaît des deuils à un moment ou un autre, et si leur incidence sur la créativité peut sommeiller pendant des années avant de se manifester, aucune méthode scientifique ne le découvrira. On rentrera de nouveau dans le domaine des anecdotes – bien plus amusantes que les leçons d’une science aussi lugubre que l’économie.

Article  publié dans Le Monde Economie du 16 ocotobre 2015