Effacement et distorsions contractuelles dans la vente d'électricité au détail

19 Octobre 2015 Energie

La participation active de la demande, c'est-à-dire la capacité des clients à réduire leur consommation et à revendre l'énergie sur les marchés de gros, est une évolution récente et majeure de l'industrie électrique, en Europe et en Amérique du Nord. La plupart des spécialistes s'accordent à dire qu'une plus forte pénétration des sources d'énergie renouvelable intermittentes donnera plus d’importance à la flexibilité de la demande. Étant donné qu’il ne faut pas s’attendre à la souscription d’un grand nombre de contrats avec tarification en temps réel, l'effacement actif est considéré comme une piste prometteuse pour la flexibilité de la demande.

Les auteurs de ce blog ont récemment publié un article universitaire sur les contrats de vente au détail lorsque l'effacement est possible[1], montrant que, dans certains cas, cette réactivité nuit à l'efficience des marchés de l'énergie. Ce résultat surprenant découle d'une asymétrie de l'information entre détaillants et consommateurs. Il montre comment une analyse superficielle de l'effacement énergétique pourrait conduire à des résultats non désirés. C’est l’occasion de rappeler qu’une analyse économique rigoureuse devrait être un préalable à la conception des politiques publiques.

Le présent billet commence par présenter le mécanisme de l’effacement et les principales conclusions de l’article cité, puis traite d’une série d’implications pratiques dues à la plus grande participation active attendue des consommateurs pour équilibrer le système électrique.

Manque de réactivité de la demande

Dans l’organisation antérieure de l’industrie électrique, la demande d'électricité n'était pas sensible à des signaux de rareté de l’énergie. Étant donné qu'il n'existait pas de marchés de gros pour l'énergie électrique dans la plupart des pays jusqu'au début des années 1990, il n'y avait aucun signal de prix auquel les acheteurs pouvaient répondre. Par conséquent, les consommateurs étaient habitués à consommer de l'énergie pour répondre à leurs seuls besoins, et non au coût d'opportunité de l'énergie à un moment donné. Depuis maintenant 20 ans, l'effacement énergétique est une réalité technique. Des marchés de gros liquides existent désormais dans la plupart des pays, affichant généralement au pas horaire la valeur de l'énergie en différents lieux. Sur les sites de consommation, la plupart des clients industriels et commerciaux importants disposent de compteurs qui leur permettent, et permettent à leur fournisseur, de suivre leur consommation en temps réel. Des compteurs « intelligents » similaires sont déployés pour les clients résidentiels et professionnels dans de nombreuses régions.

L'effacement peut transformer la manière dont les systèmes d'énergie sont conçus et gérés. Par exemple, si les consommateurs sont suffisamment nombreux à réduire leur demande face à l'augmentation des prix, il ne sera probablement plus nécessaire de procéder à des coupures discrétionnaires, et par conséquent la notion d'adéquation de la capacité, actuellement au cœur de la conception de la plupart des marchés de l'énergie électrique, ne serait plus pertinente. C'est pourquoi, les chercheurs et les responsables politiques dans le domaine de l’énergie électrique en Europe et en Amérique du Nord s'intéressent de près à la question de l'effacement.

Dans la plupart des industries, les consommateurs répondent aux conditions du marché en achetant sur le marché au comptant et en adaptant leur consommation aux variations des prix spot. L'industrie électrique est différente, puisque la plupart des consommateurs y concluent des contrats à prix fixe avec leur fournisseur, donc à un prix de détail indépendant des prix spots qui prévaudront aux moments de consommer. L'effacement consiste alors pour les clients à revendre sur un marché de l'ajustement les mégawatts-heures qu'ils sont en droit de retirer mais ne consomment pas.

Il convient de souligner que « effacement de la demande » et « gestion de la demande » sont deux notions différentes. Dans le second cas, les consommateurs achètent de l'énergie électrique à prix réduit, car ils acceptent le risque que la fourniture d’électricité soit coupée par leur fournisseur à certaines heures critiques pour le système. Ex-post, ils ne sont pas les décideurs. En revanche, l'effacement énergétique est une réduction volontaire, par les clients au détail, de la consommation d'électricité en réponse à une augmentation du prix spot de l'énergie ou à des subventions.

Une nouvelle conception des marchés

* Les consommateurs devenant des acteurs à part entière, la première question qui a retenu l'attention des chercheurs et des responsables politiques est celle des règles de marché à leur appliquer pour que leur participation aux opérations d’ajustement soit optimale, et plus particulièrement définir le prix que les clients doivent payer pour avoir accès au marché et le prix qu'ils perçoivent lorsqu'ils revendent l'énergie. Cette question a donné lieu à des débats passionnés dans de nombreux pays. La microéconomie de base et les règles comptables montrent qu'un consommateur qui participe au marché de l'ajustement en réduisant sa consommation par rapport à son profil prévu doit être rémunéré au prix spot de l'ajustement, pourvu qu'il ait acquis le droit d'y participer, autrement dit qu'il ait payé le prix au détail pour chaque kilowattheure de sa consommation prévue ou de son profil de prélèvement. Ce dernier point n'est pas bien compris par certains entrepreneurs et autorités de réglementation (en particulier, la FERC aux États-Unis) qui estiment que les consommateurs ne devraient pas avoir à payer les kWh non consommés. Ils se trompent évidemment car ne pas payer les non-consommations monnayées sur le marché reviendrait à autoriser les consommateurs à vendre une chose qui ne leur appartient pas.[2]

* Même si les règles du marché d'ajustement sont écrites en respectant les droits de propriété, un deuxième problème intéressant est le comportement stratégique potentiel des consommateurs (ou des opérateurs d’effacement qui les représentent). Puisque les consommateurs reçoivent une rémunération sur la différence entre la consommation qu’ils pouvaient réaliser, appelée consommation de référence, et leur consommation réelle, ils sont incités à augmenter leur consommation de référence.

Un exemple particulièrement révélateur est celui de l'opérateur d’effacement pour le principal stade de baseball de Baltimore qui, à l’annonce par l’opérateur du système d’une phase critique, a allumé l’éclairage du stade pour créer une fausse demande et être ensuite rémunéré pour la réduire. Cette tromperie ayant été détectée, la Commission fédérale de régulation de l'énergie américaine (FERC) infligea une amende à l'opérateur.[3]

Les contrats de vente au détail

Afin de régler la question du comportement stratégique, une première solution consiste à développer des algorithmes qui donnent une estimation fiable de la consommation de référence. Bien que cette méthode puisse être efficace pour certains clients, elle pourrait ne pas s'appliquer à tous. Une autre approche consiste à reconnaître que certains consommateurs disposeront toujours de meilleures informations sur leur consommation de référence que les détaillants, et par conséquent à bâtir des contrats qui reconnaissent explicitement l'existence de ces informations privées. L'analyse nécessite alors de recourir à la théorie des contrats pour élaborer des modèles prenant en compte le comportement stratégique des consommateurs.

Le cadre analytique développé dans l'article de recherche évoqué précédemment suit la seconde approche. Voici la chronologie du modèle. Tout d'abord, les fournisseurs et les consommateurs concluent des contrats de fourniture bilatéraux, c'est-à-dire qu'ils conviennent d'une quantité à fournir et d'un prix de détail. Plus tard, un choc aléatoire survient dans le système (plus de consommation et/ou moins de production que prévu). L'offre et la demande doivent alors être rééquilibrées suite au choc. Quels sont les effets de l’ajustement quand le choc est compensé uniquement par une augmentation de la production, et quels sont les effets quand cette compensation est fournie par un marché de l'ajustement auquel participent aussi les consommateurs ?

Pour répondre à cette question, deux caractéristiques sont à prendre à compte. Premièrement, les clients disposent d'informations privées sur leur consommation d'électricité, ce qui leur donne la possibilité d'agir de manière stratégique. Deuxièmement, le prix contractuel de détail découle de manière endogène des négociations entre les détaillants et les consommateurs. Cela est vrai sur tous les marchés, mais c’est essentiel dans l'industrie électrique où les opérateurs doivent remédier à des déséquilibres inattendus pour un produit non stockables alors que les contrats ont déjà été signés.

L'analyse économique standard suggère que, si le marché de l'ajustement est bien conçu et sans friction, la revente est efficiente ex-post : les consommateurs revendent l'énergie qu’ils pourraient consommer jusqu'au point où la valeur marginale de leur consommation est égale au prix sur le marché de l'ajustement.

En outre, s'il n'y a pas de friction sur le marché de vente au détail, l’effacement ex-post ne dénature pas non plus le contrat de vente au détail, qui est alors efficient. En d'autres termes, lorsque les consommateurs sont autorisés à intervenir dans le processus d'ajustement, rien ne pousse les clients ni les fournisseurs à distordre le contrat de vente au détail efficient. Le fait d'ouvrir le marché de l'ajustement aux clients augmente donc le surplus collectif.

Informations asymétriques sur les profils

Le résultat évoqué précédemment n’est plus nécessairement valide en cas d'information imparfaite. Supposons qu'il existe deux catégories de clients, avec des dispositions à payer différentes, connues du fournisseur seulement au travers de statistiques de marché. La théorie des contrats explique que les fournisseurs doivent laisser une rente informationnelle aux clients ayant la plus forte disposition à payer (‘type haut’), et réduire la consommation des clients de l’autre catégorie (‘type bas’). La conséquence est en est qu’alors que le contrat de vente au détail reste efficient pour les clients de type haut, il ne l'est plus pour les clients de type bas. Par conséquent, la possibilité d'un comportement stratégique des clients, qui donne naissance à la rente informationnelle, met en échec l'efficience des marchés de détail. Quel est alors l’effet d’une participation des consommateurs au marché d’ajustement sur le surplus collectif ? Dans certains cas, la distorsion informationnelle introduite dans les contrats proposés aux clients de type bas est si importante que le fait d'ouvrir le marché d’ajustement aux consommateurs réduit les surplus collectif.

Les implications politiques

En résumé, du fait de l'asymétrie de l'information concernant les préférences des consommateurs combinée à la possibilité que les consommateurs concurrencent les producteurs sur les marchés de l'ajustement, les fournisseurs offrent des contrats doublement distordus, avec perte potentielle de surplus collectif. D'un point de vue politique, cela ne signifie pas que les responsables publics doivent faire une croix sur l’ouverture des marchés d'ajustement aux consommateurs par crainte d'une inefficacité. Les responsables politiques et les autorités de réglementation doivent plutôt avoir conscience du fait que les consommateurs adopteront un comportement stratégique dès lors que cela sera possible, et par conséquent que les marchés doivent être conçus en prenant en compte ce comportement.

D'autres éléments poseront problème, plus particulièrement le pouvoir de marché des agrégateurs et le contrôle des informations collectées sur les profils de consommation. Des milliers, et progressivement des millions de consommateurs auront la possibilité d'intervenir sur les marchés de l’électricité en réduisant leur consommation en dessous de leur quantité contractuelle, et être payés à un prix déterminé par l’équilibre entre les offres des producteurs de réserve et des clients disposés à s’effacer d’une part et d’autre part des besoins d’ajustement à satisfaire. Toutefois, en raison de leur petite taille, la plupart des clients n'agiront pas seuls. Ils choisiront plutôt de passer un contrat d’effacement avec un opérateur spécialisé, capable de contrôler les appareils électroménagers et les machines industrielles pendant une durée déterminée, à certaines dates spécifiques où le système électrique a besoin d'être rééquilibré. Le fait de contrôler la possibilité de couper 1 kW sur un million de sites donne une capacité équivalente à celle d'une centrale nucléaire, avec en prime une flexibilité temporelle et spatiale.[4]

Dans cette activité d'agrégation, il existe un fort potentiel de gains liés à la taille (économies d’échelle, de gamme, de densité) ainsi que des externalités de réseau indirectes (compatibilité, complémentarité technologique, possibilité de paiement bilatéral). Cela signifie que le service d’agrégation des effacements sera très probablement fourni par un petit nombre de grandes entreprises. Dans toutes les activités de réseau, le démarrage est une phase délicate, mais en cas de succès, les opérateurs peuvent récolter des rentes importantes grâce à leur position dominante. Le maintien d'un niveau minimal de concurrence sans altérer les bénéfices des externalités de réseau est une tâche difficile qui nécessite une réflexion préalable.

S'agissant des informations relatives aux profils, les consommateurs d'énergie sont très hétérogènes : selon leur type (industrie, commerce, ménage), taille, localisation, ou les caractéristiques techniques de leurs appareils et bâtiments, ils consomment des quantités importantes ou faibles, régulières ou irrégulières, pendant ou hors les périodes de pointe. De plus, selon l'équipement qu'ils ont installé pour produire l'énergie locale (panneaux photovoltaïques, éoliennes), ils peuvent être des demandeurs nets ou des fournisseurs nets d'énergie sur le réseau électrique. Le problème est que, dans la mesure où l'électricité ne peut être stockée, produire 1 MWh est bien plus coûteux quand cette énergie doit être fournie en l'espace d'une heure que lorsque le consommateur a besoin de 100 kW par heure pendant 10 heures. Par conséquent, le fait d'avoir une bonne connaissance des profils de consommation permet d'installer un mix de production moins cher et plus fiable. Malheureusement, les compteurs traditionnels donnent uniquement des informations sur les consommations globales, parfois sur les six derniers mois. Grâce aux compteurs intelligents et aux programmes d'effacement, d'importantes quantités d'informations précises seront collectées sur les sites de consommation et traitées afin d'être réutilisées par les fournisseurs d'énergie et les agrégateurs d’effacement.

Ce point soulève deux questions.

La première est que les clients vont perdre progressivement leur avantage initial en matière d'information ; c'est une bonne nouvelle pour l'efficience mais une mauvaise nouvelle pour l'équité étant donné que les fournisseurs d'énergie et de services pourront extraire davantage de rentes auprès des consommateurs. Les autorités de réglementation devront probablement intervenir pour limiter le pouvoir de marché des fournisseurs d'énergie et de services d’effacement, sauf si la concurrence augmente suffisamment dans la vente d’énergie au détail.

La seconde question concerne le commerce des données collectées sur le comportement des consommateurs. Sera-t-il légal de vendre des données concernant les profils de consommation ? Les données relatives aux profils seront-elles considérées comme un outil essentiel de l’activité, donc avec accès obligatoirement ouvert aux nouvelles entreprises ?

Encore une fois, il vaut mieux préparer les réglementations avant que les problèmes ne deviennent des urgences. Malheureusement, s'agissant de la politique énergétique, la plupart des décisions sont prises après d'intenses campagnes de lobbying plutôt qu'après une analyse économique détaillée du comportement prévisible des agents concernés.[5]

Article publié dans La Tribune


[1] « Demand response in adjustment markets for electricity », Journal of Regulatory Economics, octobre 2015, Volume 48, n°2, 169-193.

[2] Pour une explication détaillée par les auteurs de ce blog, voir « Distributed Load-Shedding in the Balancing of Electricity Markets », RSCAS 2012/40, Centre Robert Schuman d'études avancées, cadmus.eui.eu/handle/1814/23854

[4] En France, la capacité globale d’effacement est estimée à plus de 3 000 MW par an jusqu'en 2020, sans tenir compte de l’effet du mécanisme de capacité qui pourrait faire émerger des capacités supplémentaires. http://www.rte-france.com/sites/default/files/20150925_cp_rte_bilan_previsionnel_2015.pdf