Débat économique : le surplace français

2 Juillet 2015

Le débat public en économie donne une forte impression de surplace. Les grands problèmes du pays, comme le chômage ou le commerce extérieur, ont peu changé en quarante ans ; et les mêmes batailles d'arguments se répètent, sans converger vers un consensus : chacun dans son rôle, les experts ressassent les mêmes points de vue divergents, et les citoyens, interloqués, en déduisent que le discours économique est décidément plus idéologique que scientifique.

Pourtant, si la science économique est loin de tout savoir, elle donne sur certains points des réponses non ambiguës. Alors, pourquoi cet ensablement du débat français ? Nous y voyons trois explications : 1. La complexité du système social entretient des erreurs de perception considérables sur « qui paie quoi » ; 2. Face au manque de consensus, le politique reprend toutes les idées à petite dose, empêchant d'apprendre ce qui marche ou pas ; 3. Les illusions sont entretenues par les acteurs qui tirent bénéfice de leur survie.

Un exemple récent illustre cette théorie du surplace : c'est le débat sur le coût du travail, relancé la semaine dernière par une note de La Fabrique de l'industrie. Cette note revient sur l'une des mesures phares de la présidence Hollande, la baisse des cotisations sociales pour favoriser l'emploi et la compétitivité. La bataille porte sur le ciblage de ces mesures : de nombreux économistes, dont nous faisons partie, soutiennent que l'impact maximal de la mesure est obtenu au voisinage des bas salaires et que c'est donc là qu'il aurait fallu concentrer l'effort. Les salaires de l'industrie étant plus élevés que la moyenne, le lobby industriel continue de plaider au contraire pour l'étalement de ces baisses de charges vers les salaires plus élevés. Synthèse de ces points de vue divergents, le CICE est une mesure mi-figue mi-raisin dont l'impact est condamné à être limité.

Au coeur de cette controverse à 30 milliards d'euros, il y a un mécanisme économique simple, que La Fabrique de l'industrie évite soigneusement de mentionner. Ce mécanisme, qui répond au nom énigmatique d'« incidence fiscale », est la raison pour laquelle les baisses de charges au-dessus de 1,5 SMIC sont inutiles : les professions rémunérées à 1,5 SMIC ou au-dessus sont virtuellement au plein-emploi, car en France le problème du chômage se concentre sur les travailleurs non qualifiés. Si l'Etat diminue les charges sur les salaires intermédiaires, les entreprises ne pourront pas embaucher davantage, puisqu'il n'y a pas de chômeurs à convertir en employés. L'effet sur l'emploi sera donc petit. Mais précisément parce que le travailleur intermédiaire en recherche d'emploi est une denrée rare, une diminution des charges sociales aura pour effet de faire monter les salaires nets. Au final, le coût total du travail retrouve son niveau initial, avec un salaire net plus élevé et des cotisations sociales réduites.

L'argument de l'incidence fiscale n'est ni idéologique ni théoriquement complexe ; les évaluations empiriques existantes (aux Etats-Unis, au Chili, en France même) en ont confirmé la validité. Il y avait donc peu de raisons objectives pour un gouvernement miné par le chômage et la dette de diluer ses efforts. Pourtant, peu de gens comprennent bien cet argument, car il suppose de savoir décrypter l'écran du système social : comme les cotisations sociales sont directement versées par les entreprises, le consensus est que ce sont les patrons, et non les employés qui paient pour la protection sociale. Or rien n'est plus faux, ce sont bel et bien les salariés qui sont « prélevés à la source », et ce sont donc aussi eux, et non les entreprises, qui bénéficient des baisses de charges sur les salaires intermédiaires. Le modèle social français est financé par un impôt gigantesque mais invisible aux payeurs eux-mêmes, ce qui trouble profondément la délibération nationale.

Une tentation serait d'être conciliant, de dire que tout le monde a un peu raison, qu'il y a « différents narratifs » : cette attitude postmoderne mettrait l'expertise économique au service du saupoudrage d'argent public aux clientèles diverses. Il faut au contraire aider le politique à définir ses priorités.

Article publié dans les Echos.fr