C’est rare, c’est pas cher, c’est… l’électricité

15 Septembre 2014 Energie

A en croire les opérateurs des réseaux de transport d’électricité en Belgique (Elia) et en France (Rte), ces deux pays sont menacés de pénurie hivernale. Le 5 septembre, le ministre de l’intérieur belge présentait aux gouverneurs de province un plan de coupures d'électricité pour éviter un effondrement du réseau l’hiver prochain. Moins d’une semaine plus tard, Rte annonçait que « même en important de l’électricité, il pourrait manquer 2 000 mégawatts (MW) de puissance pendant l’hiver 2016-2017, ce qui signifie concrètement que l’approvisionnement ne serait pas assuré pendant trois heures, pour, au plus, 2 millions de consommateurs ». [1] Bigre !

Ces annonces nous amènent à nous demander pourquoi il y a (aurait ?) pénurie d’électricité et comment y remédier.

Heureusement, ces deux questions ont déjà une réponse, apportée … dès 1949 par Marcel Boiteux, alors jeune économiste récemment embauché par Electricité de France. Les travaux de Boiteux sont essentiels pour comprendre l’économie du secteur électrique en général, et la situation présente en particulier. Ils étaient conduits à l’origine pour un monopole public, mais s’adaptent parfaitement à un marché en concurrence[2].  L’analyse est très élégante, et ses conclusions très simples : le prix de l’électricité doit augmenter en périodes de forte demande. Il est regrettable que les décideurs en charge de la sécurité d’approvisionnement ne les aient pas lus, ou pas compris.

La tarification heure de pointe

Marcel Boiteux part du constat suivant : l’industrie électrique est caractérisé par une demande fluctuante dans le temps, alors que la capacité maximale de production est constante, et qu’il est impossible de stocker le produit. Ces caractéristiques sont partagées par quelques autres industries, par exemple l’industrie hôtelière, l’industrie du transport aérien ou ferroviaire. La demande de chambres d’hôtel dans une station de ski est plus élevée en février qu’en juillet, tandis que le nombre de chambre est fixe.  Dans ce contexte, quelle capacité investir et quels prix fixer ?

Distinguons deux périodes où il faudra servir la demande d’électricité avec une même capacité de production installée : une période de demande faible (sous nos latitudes, l’été) et une période de demande forte (l’hiver). L’été, donc hors pointe, la demande reste inférieure à la capacité installée même si elle est servie à un prix ne couvrant que les coûts variables, essentiellement les coûts en carburant.  Si un producteur d’électricité propose un prix plus élevé que son coût variable, des concurrents prennent sa place. L’hiver, période de pointe, la demande sature la capacité installée. Le prix doit augmenter pour réduire la demande jusqu’au point où elle équilibre parfaitement l’offre qu’il est impossible d’augmenter.

Cette analyse répond à la seconde question, celle des prix à fixer : hors pointe, le prix est égal au coût variable de production, en pointe le prix ajuste la demande à la capacité installée. Elle permet aussi de répondre à la première question : à l’équilibre, la capacité qu’il faut installer est  telle que les profits réalisés en pointe sur une centrale marginale de production compensent en moyenne le coût d’installation de cette centrale.

La théorie de la tarification heure de pointe, initialement développée pour l’industrie électrique, est appliquée dans de nombreuses industries : les chambres d’hôtel dans les stations de ski sont plus chères en février qu’en juillet, et les prix des billets d’avion évoluent en fonction de la demande.

Les hôtels et les compagnies aériennes proposent des produits différenciés et peuvent recouvrer ainsi une partie de leurs coûts fixes en vendant avec marge hors des périodes de pointe. Ce n’est pas le cas dans l’industrie électrique, qui produit une commodité, un bien parfaitement homogène. Si la concurrence est vigoureuse, les prix hors pointe couvrent uniquement les coûts variables, et les entreprises ne peuvent couvrir l’ensemble de leurs coûts fixes que sur les quelques heures dans l’année où la demande est proche de la capacité. Les coûts fixes d’un moyen de pointe s’élevant à environ 60 000 €/MW/an, les prix de l’électricité sur les marchés de gros doivent monter à 1 000 €/MWh pendant 60 heures (voire à 3 000 €/MWh pendant 20 heures) afin de couvrir les coûts fixes. Les prix le reste du temps oscillant dans la fourchette  30-40 €/MWh, la différence de prix entre les heures (très) pleines et les heures creuses est donc phénoménale ; elle peut aller jusqu'à un facteur 100 !

Revenons à nos électrons

Les opérateurs de réseau belge et français nous annoncent que, étant donné les prix (ou les tarifs) de détail, la demande va être très proche, peut-être même supérieure à la capacité de production installée. Jusque-là rien d’inquiétant puisque si la demande ne devait jamais atteindre la capacité, on ne voit pas pourquoi une telle capacité, constamment excessive, devrait être installée. Comment faire face à cette situation, baptisée ‘pénurie’ par les autorités ?  Simplement, comme l’a expliqué Marcel Boiteux il y a plus de 60 ans : en laissant les prix monter très haut pendant les quelques heures critiques où la demande est à la pointe.

Le gouvernement belge envisage cette possibilité mais, semble-t-il, sans y croire vraiment : « acheteurs et vendeurs sur le marché de gros pourront échanger les électrons jusqu'à un tarif plafond de 4 500 €/MWh », a indiqué le gouvernement. Un prix cent fois supérieur aux tarifs usuels inciterait à réduire la demande et aussi à produire avec des centrales à productivité médiocre. Mais « l'action ultime pour éviter l'effondrement du réseau est le plan de délestage », reconnaît Elia. » La surprise des décideurs belges face à la perspective de prix très élevés montre qu’ils n’ont pas lu ou pas compris les travaux de Marcel Boiteux. La certitude du recours au délestage comme solution ultime montre qu’ils sous estiment le bon sens de leurs concitoyens.

Si l’électricité se vend à 30-40 €/MWh aux heures de super-pointe, les consommateurs demanderont plus d’électricité que le système n’est capable d’en produire. Au contraire, si les prix augmentent, les consommateurs réduiront leur demande afin d’équilibrer celle-ci avec l’offre. Il n’y aura donc pas de pénurie, simplement des consommateurs qui préfèreront réduire leur consommation d’électricité plutôt que de la payer 2000 €/MWh ou plus, de la même façon que certains préfèrent partir au ski hors des vacances scolaires.

Des critiques … et des réponses

«  Mais l’électricité est un bien essentiel : nous savons tous que les consommateurs industriels ou résidentiels ne peuvent pas réduire leur consommation.  La tarification heure de pointe est très belle théoriquement, mais absolument pas praticable. » C’est un faux argument car de nombreuses études empiriques montrent que même les consommateurs résidentiels sont capables, s’ils ont l’information suffisamment à l’avance, de réduction importante de leur consommation[3]. Certains le font d’ailleurs déjà « bénévolement » en Bretagne[4] et PACA[5] grâce au site d’information Ecowatt pour faciliter le passage des heures critiques dans ces péninsules électriques. Quant aux consommateurs industriels, des entreprises comme Smart Grid Energy se sont développés précisément pour leur permettre de revendre leur électricité aux heures de pointe.

« Et les spéculateurs ?  Si on autorise les prix à monter à de tels niveaux, les âmes damnées de la finance en profiteront pour pousser les prix à la hausse.  Nous l’avons bien vu avec l’affaire Enron.» C’est vrai, la débâcle Californienne a illustré le risque réel de manipulation des marchés de l’électricité.  Mais les autorités de marché ont appris des erreurs de la Californie, et les manipulations sont plus difficiles aujourd’hui qu’en 2000.

* * *

Malheureusement, la solution de bon sens qui consiste à laisser les prix monter quelques heures par an est trop simple pour les pouvoirs publics.  Surtout, elle repose sur l’intelligence collective des consommateurs qui réduiraient leur consommation et des générateurs qui se rémunèreraient quelques heures pendant l’année.  Les gouvernants préfèrent donc une solution administrée, encadrée, planifiée, où ils décident à notre place quelle capacité installer, et comment la rémunérer. Puisqu’il faut ajouter des capacités qui resteront oisives pendant 99% du temps, développer et mettre en œuvre des procédures administratives complexes donc couteuses, la facture finale d’électricité est forcément plus élevée. Risque de pénurie organisée, limitation des choix individuels, coûts trop élevés, voici le bilan peu flatteur de la politique publique dans le secteur de l’électricité.

 


[2]  Détail amusant de l’histoire économique, l’équivalence générale entre le monopole bienveillant et le marché concurrentiel a été établie en 1950 par Gérard Debreu, un condisciple de Marcel Boiteux.

[3] Ces études sont résumées par exemple dans le document consultable en ligne : http://debate.tse-fr.eu/sites/default/files/images/14_07_21_empirics.pdf

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