Aux frontières du marché européen du carbone

8 Avril 2021 Energy

Le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières adopté par le Parlement européen devrait modifier le fonctionnement du marché des quotas d’émission de gaz à effet de serre. Voici comment.

 

Entre marché et taxe carbone

Il est rare qu’un rapporteur s’abstienne lors du vote d’une résolution qu’il a lui-même proposée. C’est pourtant ce qu’a fait le député vert Yannick Jadot lorsque le parlement européen s’est prononcé sur le mécanisme carbone d’ajustement à la frontière (MCAF) alors qu’il avait conduit les débats en commission parlementaire. Par ce geste, il entendait protester contre l’annulation par un amendement de dernière minute de la suppression des quotas gratuits du Système européen d’échange de quotas d’émission (SEQE) de l’Union Européenne (UE). Pourtant, cette résolution contient plusieurs avancées dans l’élaboration du MCAF. Elle constitue une feuille de route qui devrait guider les travaux de la Commission en charge de faire une proposition en juin 2021.

 

Le rapport ne semble pas révolutionner le fonctionnement actuel du SEQE. Sur le fond, il reprend la proposition de la France de faire payer aux importateurs le prix des quotas d’émission correspondant au contenu carbone des produits importés. Il ne s’agit pas de participer directement au SEQE en achetant des quotas sur ce marché. Ni même de créer un marché parallèle, puisque le prix payé est fixé directement par le SEQE. Le mécanisme s’apparente plutôt à une taxe à l’importation (ou un tarif douanier) dont l’assiette est l’empreinte carbone des produits importés. Le taux appliqué à cette assiette varie au jour le jour en fonction du prix de la tonne de CO2 sur le SEQE. Les importateurs ne vont donc pas intervenir directement sur le marché européen du carbone mais ils seront soumis aux mêmes conditions de prix. Néanmoins, la mise en place d’un tel mécanisme nécessite de revoir certains aspects importants du SEQE.

 

Double protection

Le texte mentionne deux principes qui devraient en toute logique impliquer la suppression des quotas gratuits, lesquels sont en diminution régulière mais, en l’état actuel de la réglementation, doivent perdurer au moins jusqu’en 2030. Le premier est le principe pollueur-payeur. Si un pollueur se voit allouer gratuitement des quotas d’émission, il ne paye pas pleinement le coût social de sa pollution, donc le principe pollueur-payeur n’est pas respecté. Le second principe est celui de l’adéquation avec les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce. Les quotas gratuits procurent un avantage concurrentiel aux entreprises européennes par rapport à leurs compétiteurs hors EU qui devront eux s’acquitter du prix des quotas correspondant à leurs ventes dans l’Union. Il y a alors double protection : les industries européennes sont protégées de la concurrence internationale à la fois par les quotas gratuits et par le MACF. Au lieu de rétablir des conditions plus équitables, le MACF combiné à des quotas gratuits renverse l’avantage concurrentiel au bénéfice des entreprises européennes. Il pourrait même favoriser l’exportation des produits intensifs en émissions carbonées, et donc générer des fuites de carbones inversées, c’est-à-dire une délocalisation de la production, non pas de l’EU vers le reste du monde mais dans le sens inverse.

 

Réduire l’empreinte carbone des produits

 

L’objectif du SEQE est d’inciter les entreprises assujetties à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Pour que cela fonctionne, il faut que les quotas d’émission correspondent aux émissions réelles, ce qui implique de pouvoir mesurer, ou du moins estimer, ces émissions comme on le fait au sein de l’UE. C’est là une des difficultés du MCAF : comment mesurer l’empreinte carbone d’une tonne d’acier produite sur un site hors UE? Le projet recommande de se baser sur les données européennes, c’est-à-dire de faire payer selon les émissions que générerait cette tonne d’acier si elle était produite en Europe. Cette méthode a le mérite d’une égalité de traitement entre producteurs d’acier de chaque côté de la frontière. Cependant elle n’incite pas les producteurs hors UE à réduire leurs propres émissions puisqu’ils ne récolteront pas les fruits de leurs efforts.

 

Prenons l’exemple de LKAB, une entreprise suédoise qui investit 40 millions d’euros pour décarboner sa production d’acier en remplaçant le charbon par l’électricité comme source d’énergie. Cet investissement a un intérêt économique si cette baisse des émissions se traduit par une réduction importante des quotas que LKAB devra acquérir et soumettre au régulateur. Le gain économique correspond à la valeur des quotas évités. Ce n’est pas le cas si cet investissement a lieu hors EU même si l’acier est destiné au marché européen puisque le MCAF fera payer les quotas qu’il aurait été nécessaire d’acquérir pour produire cet acier avec la technologie standard et non avec la technologie innovante. 

 

Afin de pallier ce problème, le rapport « Vers un mécanisme européen d’ajustement des émissions de carbone aux frontières compatible avec l’OMC (2020/2043(INI)) » stipule que ‘les importateurs devraient avoir la possibilité de prouver […] que la teneur en carbone de leurs produits est inférieure à ces valeurs, et de bénéficier d’une adaptation en conséquence du montant exigé’. Se faisant il ouvre un nouveau chantier : celui de la création d’un organisme indépendant en charge de collecter, analyser et vérifier ces informations. Il devra être capable de calculer l’empreinte carbone d’une tonne d’acier produite dans un site de production identifié en prenant en compte non seulement le mode de production, mais aussi le bilan carbone des entrants et le prix local du carbone. Le calcul est complexe. Avec des sommes en jeux qui pourraient d’avérer conséquentes, il y a un risque important de capture par les lobbies industriels. Autant dire que les défis à relever sont nombreux avant qu’une telle institution voie le jour.

 

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Même s’il reste à sa périphérie, le projet de MCAF va modifier le fonctionnement du marché du carbone européen. La discussion en cours sur sa conception et sa mise en pratique est une occasion à saisir pour améliorer le marché des quotas d’émission. Mais les remèdes peuvent tuer le malade comme le montre une étude sur les ajustements apportés au marché des permis d’émissions de SO2 aux Etats-Unis.