En pleine deuxième vague, quelles sont nos options ?

12 Novembre 2020 Coronavirus

En pleine deuxième vague, quelles sont nos options ?

Une analyse économique utilisant un modèle d’épidémiologie

La crise du covid-19 est autant sanitaire qu’économique. A ma connaissance, les épidémiologistes n’ont pas intégré dans leurs modèles les conséquences économiques des choix sanitaires qu’ils ont explorés, et leurs recommandations en France semblent avoir été basées sur les seules considérations médicales de la pandémie, au moins durant sa première vague. Les naufrages économiques et sociaux, présents et à venir, dans le monde des PME et de l’industrie, le chômage que subissent nombre de nos concitoyens, le creusement important de nos comptes sociaux et de la dette publique, tout cela oblige l’exécutif à revoir sa stratégie. Ce changement de cap se révèle dans une second confinement beaucoup plus faible que le premier, comme le montre l’indice de mobilité d’Apple décrit à la Figure 1. Lors de la première semaine du confinement du mois de mars, les déplacements en voiture ont été réduit d’un facteur 5. Lors de la deuxième vague, ils n’ont été réduit que par un facteur inférieur à 2. Ce changement de stratégie a de lourdes conséquences qui n’ont pas été explicitées par l’exécutif, et à peine effleurées dans les médias. Sont-elles assumées ou subies, sous la pression des enjeux économiques qui émergent et des lobbies qui les portent ?

Figure 1 : Moyenne mobile à 7 jours des indices de mobilité d’Apple pour la France entre le 1/1/2020 et le 9/11/2020.

Il existe de nombreuses options possibles pour affronter cette crise. Il en existe en particulier de très mauvaises et des meilleures. Toutes impliqueront encore des milliers de morts et des pertes économiques s’agrégeant en centaines de milliards d’euros. Leur comparaison implique souvent de faire des jugements moraux mettant dans la balance des vies perdues ou ruinées par le covid et des pertes de pouvoir d’achat, actuellement cachées par le soutien financier massif de l’Etat financé par un endettement qu’il faudra un jour rembourser (ou faire payer par les détenteurs de cette dette en cas de défaut de la France). Mais dans cette note, je vais explorer des options dont certaines sont meilleures tant sur le plan sanitaire qu’économique, ce qui permet essentiellement d’éviter de rentrer dans ces considérations morales.

Puisque les épidémiologistes s’y refusent, il ne reste que les économistes pour se lancer dans cette recherche interdisciplinaire consistant à explorer le modèle que ces derniers utilisent pour prédire l’évolution de la pandémie, en y intégrant un module économique.[1] C’est ce que j’ai réalisé au printemps 2020, en parallèle à de nombreux autres économistes de par le monde, comme Daron Acemoglu (MIT), Emmanuel Farhi (Harvard), Carolyne Fischer (Amsterdam), Philipp Kircher (Florence), et beaucoup d’autres. Dans cette note, j’utilise ce modèle que j’ai publié récemment dans le Journal of Public Economic Theory.[2] Mon objectif est de décrire différentes politiques sanitaires plausibles pour lutter contre cette pandémie en utilisant ce modèle pour prédire son évolution en terme sanitaire et son coût en terme socioéconomique.

Un modèle SIR par compartiments

Dans cette section, je décris très brièvement la version du modèle « Sain-Infecté-Rétabli » (SIR) que j’utilise pour explorer la dynamique de cette pandémie et l’impact des politiques de distanciation sociale. Une présentation plus détaillée est faite dans Gollier (2020). Le modèle SIR a été introduit par Kermack and McKendrik (1927)[1] et est depuis bientôt un siècle le socle de référence dans la littérature scientifique relative à la dynamique pandémique. Les épidémiologistes ont depuis complexifié ce modèle dans de nombreuses dimensions. J’utilise ici une version du modèle SIR dit « à compartiment » où je tiens compte de l’hétérogénéité des comportements sociaux et des risques d’hospitalisation et de décès par classe d’âge. Concrètement, je considère trois classes d’âge, les jeunes (0-18), les actifs (19-64) et les seniors (65+). Chaque individu au sein de ces classes peut être soit sain, soit infecté sans symptôme, soit infecté avec symptôme, soit rétabli. Cela crée 3x4=12 groupes d’individus. Je suppose que les rétablis sont immunisés, malgré qu’il reste une incertitude à ce sujet. Comme dans tous les modèles SIR, la dynamique de la pandémie est décrite par un système d’équations différentielles qui définit le transfert entre statut sain, infecté, rétabli ou décédé. L’élément clé à retenir est que le taux d’infection est proportionnel au produit de la densité de personnes saines et infectées en circulation dans la société. Les coefficients de proportionnalité dépendent de l’intensité des relations sociales entre classes d’âge. Comme il y a trois compartiments d’âge, ces intensités sont décrites par une matrice 3x3 fondée sur des études de sociologie. Par exemple, les jeunes se rencontrent entre eux avec une fréquence deux fois plus importantes que les actifs, et quatre fois plus importantes que les seniors. Les jeunes rencontrent quatre fois plus de jeunes que d’actifs, et 8 fois plus que de seniors.

Voici quelques autres hypothèses clé du modèle :[2]

  • Le confinement d’une personne réduit ses interactions sociales d’un facteur 6.
  • La proportion de personnes infectées asymptomatiques est de 35%.
  • La moitié des personnes confinées peut télé-travailler.
  • On peut mobiliser 3 lits d’hôpital pour covid pour mille habitants.
  • La mortalité conditionnelle à l’infection est de 0,001%, 0,15% et 3,65% respectivement pour les jeunes, les actifs et les seniors. Cette mortalité est multipliée par 5 en cas de submersion des hôpitaux.
  • La probabilité d’hospitalisation en cas d’infection est de 0,1%, 2% et 12% pour les jeunes, les actifs et les seniors.
  • Seul le confinement des actifs conduit à une perte économique, selon la tradition consistant à mesurer la création de richesse par le PIB.

La seule modification réalisée dans cette calibration comparée à celle de Gollier (2020) porte sur l’efficacité du confinement. Dans Gollier (2020), je fais l’hypothèse qu’un quart des personnes dont il est demandé le confinement se comportent comme si elles n’étaient pas confinée. Pour la calibration de cette note, je reconnais l’existence d’indices mesurables de confinement, comme celui décrit dans la Figure 1. Dès lors, ma variable de contrôle devient ici le taux effectif de confinement, tel qu’observé par ces indices.

Je considère une situation initiale qui reflète le contexte actuel de la pandémie au milieu de cette seconde vague. Je suppose que 10% de la population est immunisée, et que 2% de la population est infectée, de façon homogène dans la population. Je considère que l’on peut éradiquer le virus dans la population lorsque le taux de prévalence retombe en-dessous de 0,2% de la population, grâce à une stratégie de tester-alerter-protéger ad-hoc (et certainement beaucoup plus offensive qu’entre les deux premières vagues).

Dans Gollier (2020), je considère la possibilité de développer une capacité de dépistage de l’ordre de plusieurs millions de tests PCR individuels par jour, pour permettre de ne déconfiner que les personnes dont le test est négatif. Comme la France a décidé de ne pas démultiplier cette capacité et de cibler l’usage des tests aux seules personnes symptomatiques, j’ai décidé d’abandonner cet axe de recherche, avec beaucoup de dépit. Les politiques sanitaires considérées se limitent donc à des injonctions de confinement graduées dans le temps et potentiellement discriminées par classe d’âge. Ce confinement réduit les interactions sociales et donc the nombre de reproduction R0. Il a un coût économique potentiellement important, mais permet de sauver des vies. Bien entendu, l’idéal serait de ne confiner que les personnes contagieuses, mais l’existence d’une forte proportion de malades asyptomatiques rend cette stratégie inapplicable en l’absence de dépistage de masse.

Il est important de rappeler que ceci n’est qu’un modèle, certes sophistiqué. La qualité des recommandations qu’on peut en déduire n’est pas meilleure de la qualité des hypothèses qui le fondent. Il existe encore beaucoup d’incertitudes relatives à ce coronavirus, comme par exemple l’impact des masques sur le taux de contagion, ou le temps nécessaire pour développer et produire un vaccin efficace. De plus, je suppose que les malades rétablis ne développent pas de séquelles de long terme, un sujet sur lequel pèse actuellement de lourdes incertitudes.[3]

Dans la suite, j’examine différentes politiques sanitaires, en estimant les pertes économiques et en vies humaines par classe d’âge.

Le laissez-faire

La politique de libre circulation du virus est catastrophique. Parce qu’elle reste encore parfois invoquée, et parce que certains commentateurs estiment que l’exécutif en a fait beaucoup trop lors de la première vague au vu du « faible » nombre de décès en France, il est utile de rappeler ce qu’il se serait passé en l’absence de toute politique sanitaire. Dans ce scénario, seuls les personnes symptomatiques sont isolées. La Figure 2 résume la dynamique de la pandémie dans ce cas.

Le Tableau 1 décrit les principaux résultats de cette politique à l’issue de la deuxième vague. En cas de non-intervention, le nombre de reproduction au début de la vague est de 1,92, ce qui conduit le virus à se répandre très rapidement dans la population. La capacité hospitalière est débordée au bout d’un mois. La pandémie dure 188 jours. A son issue, 82,7% de la population aura été infectée à un moment ou à un autre, avec une proportion plus faible d’immunisation chez les seniors parce que leurs interactions sociales sont naturellement plus réduites que dans les autres classes d’âge. Ce sont les jeunes et les actifs qui construisent l’essentiel de l’immunité collective ici. Néanmoins, parce que le taux de mortalité est élevé chez les seniors, ce sont eux qui supportent la part la plus élevée de la véritable hécatombe que cette non-politique engendre. En effet, plus d’un million de Français décèderaient dans ce scénario, avec plus de 80% de décès parmi les plus de 65 ans.   Par contre, le choc économique est très limité, avec une baisse de 3,17% du PIB annuel, essentiellement dû à la mise en quatorzaine des personnes symptomatiques pendant la pandémie.

Figure 2 : Dynamique pandémique en cas de laissez-faire. Les courbes bleues, oranges et vertes correspondent respectivement aux jeunes, aux actifs et aux seniors.

 

politique

R0

Durée

(jours)

Proportion immunisés

Décès

actifs

Décès seniors

Perte PIB annuel

Laissez-faire

1,92

188

82,7%

172.200

877.300

3,17%

Tableau 1

Politique d’éradication : Confinement à 90%

Dans cette section, j’examine une politique d’éradication du virus, avec un confinement généralisé de 90% de la population, toutes classes d’âge confondues. Cette stratégie ressemble à celle suivie par l’exécutif lors de la première vague.

Le très fort confinement réduit rapidement le taux de prévalence, et la pandémie est terminée en 42 jours. Les hôpitaux restent très loin de leur limite de capacité de soins. Le nombre de décès atteint néanmoins une dizaine de milliers de morts supplémentaires, essentiellement chez les seniors. Parce que le confinement est court, la perte économique reste faible, malgré l’intensité du confinement. Notons néanmoins qu’à l’issue de ce second confinement, le taux d’immunisation n’a que très faiblement progressé. On reste donc très loin de l’immunité collective. Ceci expose le pays à un risque massif de troisième vague s’il ne parvient pas à éradiquer le virus à l’issue du second confinement par une politique agressive tester-alerter-protéger, comme le démontre notre échec de l’été. Par ailleurs, les Français semblent aujourd’hui beaucoup moins prêts à un confinement aussi intense, comme on le voit dans les appels de nombreux secteurs économiques à rester ouverts. Il faut donc rester très prudent dans la préconisation de cette politique.

 

Figure 3 : Dynamique pandémique en cas de confinement à 90%.

 

politique

R0

Durée

(jours)

Proportion immunisés

Décès

actifs

Décès seniors

Perte PIB annuel

Confinement

à 90%

0,05

42

11,9%

1.093

9.349

4,74%

Tableau 2 : Données descriptives de la politique de confinement à 90%.

 

Politique de lissage de la courbe : Confinement à 20%

Le coût économique à court terme de la politique d’éradication par un confinement intense a rendu la reproduction d’une telle stratégie difficile à défendre lors de la second vague. Comme semble le montrer la Figure 1 de la mobilité , l’exécutif semble promouvoir une politique moins attentatoire à l’activité économique, mais qui permette d’éviter aux hôpitaux d’être submerger et de conduire à une surmortalité inacceptable. Dans mon modèle, cela est possible avec un confinement de l’ensemble des classes d’âge mais à une intensité de confinement réduite à 20%. Dans ce cas, le R0 reste initialement supérieur à 1, ce qui engendre une deuxième vague. Par rapport au scénario précédent, le coût économique instantané du confinement est réduit, mais ceci est plus que compensé par une durée (264 jours) beaucoup plus longue du confinement, ce qui conduit à un coût économique finalement plus important. Comme au bout du compte, une proportion importante (64,2%) de la population rencontre le virus, l’immunité accumulée est plus importante, mais le nombre de décès est aussi considérablement augmenté (un peu moins de 200.000 décès). Dans cette stratégie dans laquelle « on apprend à vivre avec le virus », la pandémie est longue, la mortalité reste très élevée et le coût économique n’est pas jugulé à cause de la longueur de ce confinement.

 

Figure 4 : Dynamique pandémique en cas de confinement à 20%.

 

politique

R0

Durée

(jours)

Proportion immunisés

Décès

actifs

Décès seniors

Perte PIB annuel

Confinement

à 20%

1,28

264

64,2%

34.150

149.300

5,57%

Politique de protection des seniors

Dans la politique de confinement léger pour empêcher la submersion des hôpitaux, ce sont essentiellement les seniors qui sont hospitalisés, et ce sont eux qui, de loin, subissent les pertes en vie humaines les plus importantes. Se pose donc la question du renforcement de leur protection, pour sauver leurs vies. Dans le scénario que je considère ici, cette protection s’organise par un confinement de l’ensemble des seniors. Compte tenu de leur taux élevé d’hospitalisation en cas d’infection, ceci relâche très fortement la contrainte sur les hôpitaux, ce qui permet de ne confiner ni les jeunes, ni les actifs. Ceux-là vont voir le virus circuler en leur sein, ce qui va construire à terme une immunité collective, avec 73,1% de la population immunisée, ce qui élimine en pratique le besoin d’une stratégie tester-abriter-protéger à l’issue du confinement. C’est l’expression de leur solidarité avec les seniors qui profiteront de cette immunité collective à l’issue de leur confinement. La durée de ce confinement des seniors est de six mois. Grâce à leur confinement, seuls dix mille d’entre eux décèderont, une diminution par 15. L’essentiel des décès (44.720) sera supporté ici par les actifs. Comme les actifs ne sont pas confinés, la perte économique de cette deuxième phase de la pandémie est limité à 2,67% du PIB annuel, soit environ 65 milliards d’euros.

Dans ce modèle, on ne peut cibler la politique de confinement que par âge. Si on tient compte des indices de co-morbidité, il serait possible d’intégrer un beaucoup plus grand nombre de personnes vulnérables dans la politique de protection, pour réduire d’autant la mortalité parmi les actifs, qui reste un point noir de cette politique.

Figure 5 : Dynamique pandémique en cas de protection des seniors.

 

politique

R0

Durée

(jours)

Proportion immunisés

Décès

actifs

Décès seniors

Perte PIB annuel

Protection des seniors

1,64

183

73,1%

44.720

10.030

2,67%

Tableau 4 : Données descriptives de la politique de protection des seniors.

Analyse comparative

Si la stratégie de confinement intense pouvait être encore socialement acceptable lors de cette seconde vague, et si la France pouvait mettre en place une politique de tester-alerter-protéger suffisamment agressive pour éradiquer le virus à l’issue de la période de confinement, il n’y a pas de doute qu’un confinement intense serait socialement désirable. En effet, le nombre de décès serait limité à une dizaine de milliers de personnes, ce qui est inespéré compte tenu de la virulence du covid-19 et du niveau de prévalence actuel. De plus, compte tenu du fait de sa faible durée (42 jours), ce confinement intense conduit à une perte du PIB annuel limité à moins de 5%. Hélas, l’acceptabilité sociale d’une telle politique est limitée (voir la faible adhésion à l’application StopCovid), et le risque d’échec de la politique d’éradication reste important, comme l’a montré l’expérience de la première vague.

L’exécutif semble avoir choisi une politique de confinement beaucoup plus légère à l’occasion de cette seconde vague de la pandémie. A court terme, cela limite les coûts économiques et sociaux de ce second confinement, mais cela risque bien de conduire à un coût économique global plus important à l’issue de cette seconde vague, puisque la réduction de l’intensité du confinement doit être compensé par une augmentation de sa durée, plus que proportionnellement.  A titre d’exemple, en réduisant le confinement de 90% à 20%, il est nécessaire d’augmenter sa durée de 42 jours à 264 jours pour atteindre l’objectif de taux de prévalence à 0.2% de la population. On joue à qui perd gagne. La stratégie actuelle de réduction de l’intensité du confinement risque donc d’être une politique court-termiste. De plus, le coût humain est beaucoup plus important, pratiquement vingt fois supérieur selon les hypothèses du modèle ! Notons néanmoins que la possibilité d’un vaccin réduit l’attractivité d’un confinement intense au profit d’un confinement plus léger.

Aucune de ces deux stratégies, confinement lourd ou confinement léger, ne semble donc viable.

Le dernier scénario étudié offre une échappatoire, si seulement nous acceptions de cibler la politique sanitaire sur les personnes qui en ont le plus besoin, les personnes vulnérables. Dans les politiques sanitaires indiscriminées, on confine trop de gens qui n’ont que très peu de risque, et on confine trop peu des gens qui font face à un risque létal considérable. C’est très inefficace, tant du point de vue économique que sanitaire. En ciblant le confinement sur les personnes les plus à risque d’être hospitalisées et de décéder, on augmente leur espérance de vie, on relâche la contrainte hospitalière et on permet ainsi aux autres classes d’âge d’exercer leur activité de création de valeur socioéconomique dont nous avons tant besoin en cette période de crise. C’est gagnant-gagnant.

Lors de son discours de fin octobre annonçant le reconfinement, le Président de la République a indiqué que cette politique de protection privilégiée était à l’étude, mais pas à l’ordre du jour. Mes propres contributions sur ce sujet sur les réseaux sociaux suggèrent un fort rejet parmi les gens qui y sont actif. Il m’est difficile de comprendre ce rejet. On y trouve souvent l’idée qu’un confinement ciblé démonterait le manque de solidarité intergénérationnelle dans notre société. Rien n’est plus faux. Dès lors que l’Etat n’est pas parvenu à mettre en place une politique de confinement fort pour éradiquer le virus, seule une politique ciblant l’immunité collective devient viable, qu’on le veuille ou  non. L’approche indiscriminée actuelle de construction de l’immunité collective va conduire à un beaucoup plus grand nombre de décès, en particulier chez les seniors. Par comparaison, mieux vaut que cette immunité collective soit construite sur les populations les moins à risque d’en mourir en cas d’infection. Dans ce contexte, une fois le risque de submersion des hôpitaux écarté, la libre circulation des jeunes et des actifs sans comorbidité construira le bouclier pour protéger les seniors, et constituera la meilleure preuve de solidarité de ces classes d’âge envers eux. Elle construira l’immunité collective qui protégera définitivement ces derniers.

Beaucoup assimilent le confinement avec une sorte de punition, alors qu’il s’agit d’une mesure dont les seniors seront les premiers bénéficiaires en termes de vies sauvées. En effet, le nombre de décès dans cette classe d’âge pourrait être divisé par 15 en ciblant le confinement sur eux par rapport à la politique actuelle d’un confinement léger généralisé.  Une telle politique devrait évidemment être complétée par des mesures d’accompagnement spécifiques, comme dédier des services publics et privés aux vulnérables, un doublement du personnel en maisons de retraite, qui devront être fréquemment testés, et la création d’un service super-protégé de soins de santé psychique, de lien social et de logistique, pour les très nombreuses personnes vulnérables actuellement isolées.

Un autre élément qui semblent soutenir l’opposition à une politiques de protection privilégiée est une croyance en un faible risque de mortalité pour les seniors durant la seconde vague. Mais le modèles épidémiologiques concordent pour prédire qu’un confinement léger doit être un confinement long, et qu’il conduira à plus de décès parmi les seniors, parce que le taux de prévalence va rester longtemps élevé dans la population. Cet optimisme n’est pas compatible avec nos connaissances scientifiques. Il conduit à sous-estimer le bénéfice d’une politique de protection des personnes vulnérables durant cette seconde vague à confinement léger.

Cibler la politique de prévention sur les personnes à risque serait finalement inconstitutionnel. Je ne suis pas juriste, mais je constate que nos politiques sanitaires ciblent les dépenses de santé depuis des décennies sur les personnes les plus à risque, pour des raisons évidentes d’efficacité. Est-il inconstitutionnel de cibler les femmes pour les mammographies, alors que les hommes sont aussi victimes du cancer du sein ? Faudrait-il obliger tous les hommes à passer une mammographie pour s’assurer de l’égalité de traitement face au risque de cancer ? Evidemment non. Les jeunes par exemple sont infiniment moins nombreux à être hospitalisés pour cause de coronavirus, et a fortiori à en mourir. Si la politique sanitaire ne vise plus l’éradication, pourquoi les confiner ? Au lieu de confiner les jeunes pour protéger les seniors, protégeons directement les seniors.

L’intensité de la seconde vague devrait rationnellement inciter les personnes à risque à limiter leurs contacts sociaux. Tous ne le feront pas, et ces derniers vont faire porter une externalité négative sur le reste de la société en se rendant à l’hôpital, compte tenu de leur probabilité d’hospitalisation cent fois plus élevée que les jeunes. Si on ne s’intéresse qu’à la gestion de la capacité hospitalière, confiner un senior a donc le même effet que confiner cent jeunes. 

Selon le modèle que j’utilise ici, la diabolisation de cette politique de protection des personnes vulnérables va nous coûter très cher, en naufrage économique de notre pays, et en vies humaines sacrifiées sur l’autel de la bien-pensance. Mais il faut être conscient que ce modèle est très imparfait. Sur lui pèsent de nombreuses incertitudes dues à nos connaissances partielles du virus, comme la durée d’immunité, l’existence de séquelles de longue durée, ou l’arrivée d’un vaccin efficace. Ces incertitudes acceptent la controverse, mais ne peuvent justifier le relativisme scientifique actuel et la paralysie de l’action publique. Ce travail transdisciplinaire est une honnête contribution au débat public.

Crédit photo : Photo by Matthew Bennett on Unsplash

 

Référencesnées descriptives de la politique de laissez-faire.


[1] Kermack, W.O., and A.G. McKendrick, (1927), A contribution to the mathematical theory of epidemics, Proceedings of the Royal Society 115, 700-721.

[2] Une justification de cette calibration est proposée dans Gollier (2020), op. cit..

[3] Dans un article récent du BMJ, on évalue qu’environ 10% des malades conservent des séquelles un mois après leur infection. Voir Greenhalgh, T., M. Knight, C. A’Court, M. Buxton and L. Husain, (2020), Management of post-acute covid-19 in primary care, British Journal of Medicine 370.

 

[1] On critique souvent les économistes « mainstream » pour leur sectarisme. Mais cette crise démontre au contraire leur grande ouverture et leur réactivité à la demande sociale. A TSE, plus de 50 chercheurs se sont mobilisés dès le mois de mars pour apprendre des sciences médicales, en organisant un webinaire hebdomadaire où ces chercheurs ont pu présenter et discuter leurs premières analyses. Dans un autre domaine, force est de constater que très peu de climatologues ont intégré les impacts économiques cruciaux dans leur analyse de la lutte contre le changement climatique. Depuis trois décennies, beaucoup d’économistes ont appris les modélisations du climat des climatologues et y ont ajouté un module économique pour faire des recommandations de politiques climatiques.

[2] Gollier, C., (2020), Cost–benefit analysis of age‐specific deconfinement strategies, Journal of Public Economic Theory, à paraître.

[1] Cette recherche a bénéficié du soutien de l’ANR grâce aux projets Covid-Metrics et ANR-17-EURE-0010 (Programme Investissements d'Avenir).