Technologie et régulation : une équation économique imparfaite

26 Novembre 2014 Concurrence

A l’aube de la théorie de la régulation des entreprises publiques, les économistes justifiaient l’intervention de l’Etat par une argumentation purement technologique. Dans des industries telles que l’électricité, les chemins de fer, le gaz, les rendements d’échelle - c’est-à-dire la réduction des coûts quand la taille de l’entreprise s’accroit -, étaient tellement importants qu’une seule entreprise était beaucoup plus efficace que plusieurs. Laisser la gestion du secteur au seul jeu de la concurrence engendrerait soit une dispersion inefficace de la production, soit, hypothèse la plus probable, un monopole qui augmenterait ses profits en augmentant ses prix et en restreignant sa production. Face à ce constat, les régulateurs employaient deux stratégies. La première, utilisée aux Etats-Unis, fut de garder les « monopoles naturels » privés, mais de tenter d’encadrer leur fonctionnement de façon à ce qu’ils se comportent comme si la concurrence existait. En particulier, les Etats-Unis imposaient aux entreprises régulées de ne pas avoir un taux de rentabilité du capital trop élevé. La solution qui s’était imposée en France était au contraire de nationaliser ces industries. L’Etat demandait à leurs dirigeants de les diriger pour maximiser le bien-être social. C’est pour satisfaire à cette demande que Marcel Boiteux s’est, entre autres, intéressé à la tarification optimale.
Dans l’une ou l’autre optique, la nécessité de la régulation reposait sur une chaîne causale simple : la technologie impose la présence d’un monopole; la puissance publique doit encadrer ce monopole.

La théorie dite des marchés contestables, autrement dit de la concurrence potentielle

Au cours des années  1970, le consensus autour de la forme de la régulation a commencé à s’effriter. Cet effritement était en partie dû aux défauts de la régulation telle qu’elle existait. Aux Etats-Unis, le «rate of return regulation » était montré du doigt parce qu’il encourageait un investissement excessif. Dans les pays qui avaient choisi la nationalisation, des doutes étaient émis sur l’objectif réel des entreprises nationalisées : maximiser le surplus social ou bien procurer à leurs employés une vie confortable?

Une critique plus fondamentale provint de la théorie dite des marchés contestables. Les défenseurs de cette théorie, parmi lesquels les deux plus connus sont sans doute William Baumol et Robert Willig, questionnaient la logique même du lien entre technologie et forme de régulation. Selon eux, en l’absence de régulation, il y aurait bien un monopole, mais, au moins dans un nombre significatif de cas, ce monopole ferait face à une entrée potentielle qui le disciplinerait. Pour contrecarrer la menace de la prise du marché par d’autres entreprises, le monopole serait obligé de proposer à ses clients des prix qui ne feraient pas beaucoup plus que de couvrir ses coûts, et, de plus, pour que ces prix ne laissent pas de place aux entrants, il devrait chercher à minimiser ses coûts. Donc, grâce à cette concurrence potentielle, la régulation ne serait pas nécessaire. La théorie des marchés contestables fut très importante dans le développement de la théorie de l’entreprise. Elle posait des questions intéressantes, par exemple sur le fonctionnement des entreprises multi-produits (toutes les entreprises, ou presque, sont multi-produits!). En conséquence, il reste dans l’arsenal des régulateurs des techniques héritées de l’étude des marchés contestables, mais très peu d’économistes soutiendraient actuellement que cette théorie constitue un guide utile à la pratique de la régulation. Cette conclusion reposait sur l’hypothèse que si le monopole en place imposait un prix supérieur à ses coûts, un entrant pourrait de façon profitable entrer sur le marché  : si le prix est de 18 alors que le coût moyen de production est de 14, l’entrant pourrait entrer sur le marché en offrant un prix de 16. A la place d’observer une concurrence à la marge, client par client, on observerait une concurrence « pour le marché » : les entreprises s’opposeraient, mais ce serait du tout ou rien : 100 % ou 0 % des consommateurs. L’environnement économique qui sous-tend cette conclusion est de toute évidence très irréaliste. Si l’entrant annonce un prix de 16, l’entreprise aura tout intérêt et toute latitude pour réduire son prix et rendre ainsi l’entrée non profitable.
Le « modèle » employé par les partisans de la théorie des marchés contestables supposait une rigidité des prix que l’on ne trouve pas dans la réalité.


Contraintes technologiques, contraintes contractuelles et accès imparfait du régulateur à l’information

J’ai repris cette histoire, qui rappellera de vieux souvenirs à de nombreux lecteurs, car elle illustre un point important : la technologie à elle seule ne détermine jamais la forme de la régulation. Il n’y a de déterminisme technologique ni dans la pratique ni dans la théorie de la régulation. La technologie pose des contraintes sur le type de structures qui peut être imposé, mais son influence ne peut être comprise que dans le cadre de la description du «  jeu  » des différents acteurs. La même précaution méthodologique se retrouve dans d’autres domaines de l’économie. Par exemple, Oliver Williamson a montré que la décision, pour une entreprise, d’acheter un de ses fournisseurs ne peut pratiquement jamais être comprise comme une conséquence nécessaire de la technologie de production : les contraintes contractuelles jouent aussi un rôle important.

Ces mêmes principes influent sur les aspects les plus délicats de la pratique actuelle de la régulation. La dérégulation du téléphone s’est imposée une fois qu’il est devenu clair que le monopole naturel dans les télécommunications s’arrêtait à la boucle locale. La téléphonie longue distance semblait plus compétitive. Mais la possibilité de séparer les communications
locales et les communications longue distance était à la fois une question technologique et une question contractuelle. Une question technologique et contractuelle car il fallait comprendre à la fois des questions d’architecture de réseau, de gestion des données contractuelles et organiser les relations entre les différents acteurs. Une question
que nous n’avons pas encore abordée se pose ici. Le régulateur doit tenir compte des contraintes technologiques, mais celles-ci ne sont souvent qu’imparfaitement comprises. Qui
plus est, les acteurs qui ont le plus facilement accès aux informations nécessaires ont souvent des intérêts particuliers, soit à exagérer, soit à sous-estimer, les difficultés de mise en place. De même, quand le régulateur veut faire plus que réguler les structures de décision et fixer certains prix (par exemple, celui de l’accès au « dernier kilomètre »), les données sur les coûts des entreprises ne sont pas directement accessibles. Cette problématique se retrouve de nos jours dans la régulation du dégroupage.

Bon nombre des problèmes auxquels font face les régulateurs peuvent être analysés à l’aide de cette grille de lecture : contraintes technologiques, contraintes contractuelles, accès du régulateur à l’information. Par exemple, le régulateur européen cherche de plus en plus à s’immiscer dans les choix du type de fonctionnalités que des systèmes d’exploitation doivent, soit inclure, soit ne pas inclure, ou plus généralement dans le choix du « design » des produits offerts par les entreprises de l’internet : intégration du navigateur ou des « media players », possibilité pour les applications Google d’être offertes individuellement, etc. Dans tous ces cas, les contraintes technologiques sont importantes : par exemple, dans le cas des navigateurs, il faut comprendre les bénéfices de cette intégration d’un point de vue purement technologique. Il faut aussi examiner la structure du jeu entre les acteurs. Et
comme les données proviennent en général de parties intéressées, il faut effectuer cette analyse dans un environnement mal compris.

Concurrence, protection de l’innovation et intervention publique

En résumé, le jeu de la concurrence est perturbé par la présence de rendements d’échelle, et l’intervention publique, bien faite, peut compenser, au moins en partie, les inefficacités qui en résultent. De même, la nature même de l’innovation la rend difficilement compatible avec une concurrence non régulée. L’exemple classique est fourni par la recherche  pharmaceutique. Une fois une nouvelle molécule identifiée par une première entreprise, il est souvent facile de la reproduire. Cette reproduction, surtout si elle est conduite à grande échelle, limitera les profits que l’innovateur pourra tirer de sa découverte, et, par voie de conséquence, les incitations à l’innovation. Il est plus facile pour une entreprise de tirer avantage d’une innovation qui porte sur les processus de fabrication, en s’appuyant sur le secret industriel. En l’absence de cadre juridique approprié, cette stratégie peut induire des
coûts importants, dont le seul objectif est de permettre l’accaparation d’une rente par l’innovateur, sans avoir de bénéfices sociaux directs. D’autre part, cette nécessité de protection du secret interdit, ou du moins gêne considérablement, la mise de l’innovation à la disposition d’autres entreprises.

L’histoire économique rapporte de nombreux exemples d’innovateurs qui déployaient, au début de la révolution industrielle, des trésors d’ingéniosité à la protection de l’innovation. Le développement progressif du système de brevets au cours du XIXème siècle, propose un échange aux innovateurs : vous acceptez la publicité de vos innovations et en échange, il sera interdit à quiconque de s’en servir sans votre accord pendant un certain nombre d’années. Avant de discuter les difficultés de mise en place d’un système de brevets, notons le paradoxe : la puissance publique, d’un côté, cherche à limiter l’exploitation du pouvoir de monopole par la régulation et par le droit de la concurrence, et, de l’autre côté, crée du pouvoir de monopole pour encourager l’innovation. Cela crée des tensions importantes très mal résolues que l’on voit surgir, par exemple, dans la réglementation des relations verticales.

La grille de lecture proposée ci-dessus : contraintes technologiques, contraintes contractuelles, accès du régulateur à l’information informe aussi la politique d’encouragement de l’innovation. La définition de la protection accordée par les brevets en fournit un exemple. Il faut définir la durée du brevet. Il faut décider quelles sont les innovations qui pourront jouir de la protection d’un brevet, en particulier du degré nécessaire de différenciation avec les technologies existantes, à la fois en terme d’avancée technologique et de différence d’application. Ces décisions reposent tout d’abord sur une connaissance de la technologie que doivent posséder les offices de brevets. Pour les décisions plus systémiques, comme celles sur la durée des brevets, il faut mettre en balance les incitations aux inventeurs et les distorsions engendrées par le pouvoir de monopole qu’on leur attribue. Cette analyse requiert une analyse des jeux auxquels participent les acteurs économiques dans les industries innovantes. Et bien sûr, le régulateur n’a qu’un accès imparfait aux données nécessaires.

Cet article est issu de la revue les « cahiers de l’ARCEP », consacré aux technologies et à leurs impacts économiques, sociétaux et de régulation.

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