L’industrie électrique libéralisée a besoin de contrats de long terme

13 Juin 2014

En 1990, la Grande Bretagne restructurait son industrie électrique, notamment en démantelant les opérateurs historiques et en ouvrant un marché de gros pour l’énergie. Ce mouvement s’est ensuite étendu à plusieurs états des USA, l’Europe continentale, l’Australie, la Nouvelle Zélande et, dans une certaine mesure, l’Amérique Latine. Quelles leçons pouvons-nous tirer de l’expérience ainsi accumulée pendant plus de vingt ans ? Ces leçons sont-elles transposables au cadre de la nécessaire transition vers une industrie faiblement émettrice de CO2 amorcée dans la plupart des économies développées ?

Les 5 et 6 juin, une conférence scientifique a rassemblé à Toulouse une centaine d’économistes spécialistes de l’industrie électrique. On y a notamment débattu des raisons pour lesquelles le secteur est aujourd’hui dans une passe difficile. Dans les lignes qui suivent, nous synthétisons, en essayant de ne pas les trahir, les points de vue présentés par James Bushnell, professeur à l’Université de Californie à Davis et par David Newbery professeur à l’Université de Cambridge (Grande Bretagne). Il est à noter que leur point de vue n’est pas simplement académique car ils ont tous les deux participé à la mise en œuvre des réformes et à la régulation de l’industrie, notamment en tant que membres des comités de contrôle du marché de l’électricité, californien pour Bushnell, hollandais pour Newbery. Leurs analyses sont plus complémentaires que concurrentes, mais nous allons voir qu’ils ne mettent pas l’accent sur les mêmes causes des difficultés actuelles.

Le cycle des investissements

L’argumentaire de James Bushnell part du constat suivant : lorsque l’industrie électrique était régulée, le prix de l’électricité reflétait le coût moyen de production du MWh.[1] La puissance publique décidait de la capacité à installer, et les entreprises (publiques ou privées) construisaient et exploitaient ces moyens de production. En compensation, elles recevaient des revenus couvrant le coût variable de production plus une rémunération « juste et raisonnable » du capital investi.

Lors de la restructuration, la planification centrale des moyens de production a été abandonnée. Dans le nouveau cadre, chaque producteur décide indépendamment des autres de construire, développer ou déclasser ses propres moyens de production. Comme dans toutes les industries gourmandes en capital, se produisent alors des cycles d’investissements. A certaines périodes, les producteurs investissent trop, ce qui conduit à des prix de marché bas, lesquels entrainent la fermeture des centrales les moins rentables ; alors les prix montent créant ainsi des occasions apparemment profitables de nouveaux investissements. Dans ce cycle qui peut se répéter indéfiniment, le prix de l’électricité est donné par le coût marginal de production du MWh, lequel inclut la rémunération du capital lorsque la demande est proche de la capacité installée. Alternent ainsi des périodes de surcapacité durant lesquelles le prix de marché est au-dessous du coût moyen et des périodes où la demande est proche de la capacité disponible totale, le prix de marché étant alors au-dessus du coût moyen.

La restructuration de l’industrie électrique se produit toujours durant les périodes de surcapacité. Ce fut le cas en Californie, pionnière de la restructuration aux Etats Unis, au début des années 1990, mais aussi en Europe. Au milieu des années 1990, les consommateurs d’énergie, en particulier les industriels français et allemands, ont observé que les prix des quelques MWh échangés sur les marchés de gros étaient bien inférieurs aux tarifs réglementés. Ils ont donc milité pour la « libéralisation » du secteur, et sont rapidement passés aux offres de marché lorsqu’ils en ont eu la possibilité.

Las, la surcapacité n’est pas éternelle. Des prix durablement proches du coût variable de production ne rémunèrent pas l’investissement. Vers le milieu des années 2000, les prix de marché sont repassés au-dessus du coût moyen en Europe et aux Etats Unis, permettant ainsi aux producteurs d’électricité de rémunérer leurs investisseurs. Aux Etats Unis, les consommateurs/électeurs se sont plaints, et les Etats qui n’avaient pas encore restructuré leur industrie électrique se sont prudemment abstenus d’aller de l’avant. En France, l’Etat a mis en œuvre le TaRTAM[2], instrument improbable qui permit aux entreprises consommatrices de retourner au tarif régulé, donc de payer leurs MWh au coût moyen lorsque celui-ci était au-dessous du coût marginal.

L’exposé de James Bushnell pose donc la question suivante : sommes-nous prêts à payer l’électricité au coût marginal, qui varie dans le temps, ou préférons-nous le confort du tarif au coût moyen ? La réponse varie selon les utilisateurs (les industriels sont plus à même que les ménages d’accepter des prix spots volatils), mais aussi de la culture économique propre à chaque pays.

Recomposition du bouquet énergétique

Pour David Newbery, les difficultés actuelles de l’industrie électrique viennent plutôt de la mue technologique que lui imposent les gouvernants sous la pression de l’opinion publique. Pour lui, le principal problème de l’industrie électrique découle de l’inévitable investissement dans des technologies de production faiblement émettrices de carbone : éolien, photovoltaïque, hydraulique et nucléaire. Ces technologies sont caractérisées par des coûts fixes très importants et des coûts variables très faibles. Si les actifs sont rémunérés uniquement par les prix sur le marché de l’énergie, les investisseurs demanderont des rendements très élevés. Cette augmentation du coût du capital réduira la capacité installée, augmentant ainsi la rareté de l’offre et donc poussant à la hausse le coût supporté par les consommateurs. Les pouvoirs publics doivent donc intervenir afin de réduire les risques pesant sur les revenus des producteurs d’énergie.

Les modalités d’intervention des gouvernements sont multiples. Par exemple, le gouvernement britannique a offert un contrat à long-terme à EDF, garantissant le prix de vente des MWh produits par les deux réacteurs qu’EDF va construire à Hinkley Point. D’autres contrats à long-terme pourraient être offerts à d’autres investisseurs dans les technologies bas carbone à l’issue de processus d’appels d’offre. Le gouvernement peut aussi garantir non les revenus mais les emprunts nécessaires à la construction de moyens de production bas carbone, donnant ainsi aux industriels concernés accès à des financements à taux réduit. Notons que toutes ces garanties publiques, directes ou indirectes, sont des aides d’Etat. Donc leur compatibilité avec le droit de la concurrence n’est pas avérée sans un feu vert donné par la Commission européenne.

Complémentarité des approches

La nécessité d’une intervention publique soulignée par David Newbery est en apparence contradictoire avec celle de James Bushnell qui n’a pas évoqué un tel besoin. Comment interpréter cette différence ? En fait, ils soulignent tous les deux le rôle des engagements de long-terme, contractuels ou structurels, qui assurent une certaine stabilité aux investisseurs et aux consommateurs.

La différence entre eux reflète la tension au centre de la théorie de l’économie publique. D’un côté, les pouvoirs publics sont (parfois) bienveillants, et poursuivent de meilleurs objectifs pour la société que ne le feraient les agents privés agissant en ordre dispersé : Ils internalisent les effets externes provoqués par les décisions des agents privés et non pris en compte dans leurs calculs. Par exemple, les pouvoirs publics financent l’enseignement primaire, car sa valeur sociale dépasse sa valeur privée. Ils financent aussi la Recherche-Développement dans les technologies nouvelles, car les entreprises ne prennent pas parfaitement en compte des gains sociaux futurs de leurs efforts de R&D. D’un autre côté, les pouvoirs publics ont des difficultés à s’engager sur le long-terme. Les politiques publiques sont par définition sujettes aux aléas politiques. Ce que la loi a fait, la loi peut le défaire. De plus, les politiques publiques sont souvent influencées par les groupes de pression. Il n’est donc pas garanti qu’elles soient vertueuses. Enfin, elles souffrent toujours d’un énorme handicap informationnel sur l’état des techniques et sur les préférences des agents privés.

Pour les Nord-Américains, le second effet est souvent vu comme dominant. Les contrats de long-terme sont nécessaires mais les contrats entre entreprises sont de meilleurs outils que les arrangements proposés par l’Etat, même si les premiers ne poursuivent pas toujours les meilleurs objectifs. Cette position ne signifie pas la disparition des politiques publiques. Elle milite pour qu’elles occupent une place plus limitée. Pour les Européens (et singulièrement les Britanniques), c’est le premier effet qui prévaut. Les engagements des pouvoirs publics sont plus structurants et donnent donc plus de visibilité aux investisseurs.

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Quelles leçons tirer de ce débat? Premièrement, les contrats de long-terme sont nécessaires à l’industrie électrique. Ils présentent des inconvénients, en particulier celui de rendre plus difficile l’entrée de nouvelles entreprises dans l’industrie. Mais la stabilité qu’ils apportent et leur capacité à répartir les risques entre producteurs et consommateurs justifient qu’une place importante leur soit accordée.

Deuxièmement, il n’existe pas de réponse universelle à la question du bon niveau d’intervention publique. Selon qu’on se place d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, la demande de régulation n’est pas la même. La France a une longue tradition de planification. Toutefois, les difficultés que rencontre le gouvernement actuel dans la rédaction de la loi sur la transition énergétique montrent bien les limites du modèle historique. Une loi plus simple, couvrant moins de sujets mais se concentrant sur un ou deux objectifs clairs (par exemple la réduction des émissions de CO2), et un ou deux moyens simples pour atteindre ces objectifs (en particulier un renforcement du marché des quotas d’émission de CO2) serait certainement plus simple à adopter, et probablement plus efficace économiquement qu’une loi cherchant à reconfigurer la structure de l’industrie, non sur des bases technologiques mais à partir de principes idéologiques.

 

[1] Pour rester sur l’essentiel, les coûts de transport et de distribution, qui étaient, sont et resteront régulés, et les coûts de commercialisation, qui sont très faibles, n’entrent pas dans cette discussion.

 

[2] Le « Tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché » a été mis en place le 1er janvier 2007 et s’est éteint avec la mise en place de l’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) le 1er juillet 2011.