Libéralisation des marchés européens de l’électricité : un verre à moitié plein

27 Avril 2016 Energie

La première directive libéralisant les marchés européens de l’électricité fêtera  son vingtième anniversaire à la fin de cette année. Quel bilan tirer de  deux décennies de libéralisation ? Certains analystes, et pas des moindres,[1] pensent que cette expérience est un échec. A intervalles réguliers, à Bruxelles ou dans une autre capitale, se tiennent des colloques pour discuter de nouvelles réformes jugées indispensables pour sauver l’industrie électrique européenne. La Commission européenne propose des modifications après consultation des acteurs du marché.[2]

Ce billet défend une position plus optimiste: la libéralisation de l’industrie électrique européenne a accompli l’essentiel des objectifs initialement fixés. Certes des améliorations peuvent et doivent  être apportées, mais un chemin très important a été parcouru. Le verre est donc à moitié plein. En cette période de doute sur les succès de l’intégration européenne, l’industrie électrique apporte quelques motifs de satisfaction.

1. Les objectifs initiaux de la libéralisation de l’industrie électrique européenne

Les pères de l’Union Européenne poursuivaient un objectif simple : renforcer les liens entre Etats de l’Europe jusqu’au point où toute guerre deviendrait impossible. Ils estimaient – peut être à tort – que l’intégration économique conduirait inéluctablement à l’intégration politique, c’est à dire à la mise en place d’une Europe fédérale.  Progressivement, toutes les industries ont ainsi été intégrées dans le marché commun.  En 1952, l’acier et le charbon furent les premiers avec la CECA, puis l’énergie atomique avec l’Euratom en 1957.[3]  A la fin des années 1990s, c’est au tour de l’électricité et du gaz naturel d’entrer dans le marché commun.  L’objectif de la libéralisation est donc simple : contribuer à la pacification du continent en créant un marché commun européen de l’électricité qui permette à tout consommateur d’acheter des mégawattheures à n’importe quel producteur, où qu’ils soient localisés l’un et l’autre sur le territoire de l’Union.

2. Les difficultés de la libéralisation

Les difficultés à surmonter pour libéraliser l’industrie électrique sont immenses.  

La première difficulté est symbolique.  L’électrification des villes, des usines et des campagnes est probablement la grande avancée technologique du 20e siècle. L’électricité est au cœur des économies développées et les pays en développement ne rêvent que d’une électrification rapide.  Un haut fonctionnaire à la Direction de l’Energie en France résume d’une formule lapidaire : « l’électricité, c’est la vie»[4]. Même si cette position n’est pas scientifiquement exacte (l’accès à l’eau potable semble être plus important à la vie humaine), elle caractérise bien la relation des citoyens à l’électricité, qui est perçue comme un bien de première nécessité, donc différent.

De plus, l’électricité est associée au progrès technologique et à la modernité auxquelles elle a donné accès.   Cette association contribue aussi à rendre l’électricité différente des autres biens dans l’imaginaire collectif.

La deuxième difficulté est politique.  Dans la plupart des Etats membres de l’UE, l’industrie électrique s’est structurée autour de monopoles nationaux, verticalement intégrés, souvent propriété des Etats ou des collectivités territoriales.  Pour libéraliser, il faut donc mettre un terme aux monopoles dans la production et la fourniture d’électricité, et dans certains pays, privatiser de grandes entreprises nationales.  Une réforme de cette ampleur requiert un engagement fort et durable des politiques, qui dépasse le clivage gauche-droite traditionnel.

La troisième difficulté est technique.  L’électricité est un bien non stockable, régi par des lois physiques spécifiques.  L’ensemble du réseau européen est interconnecté, et fonctionne en phase. Métaphoriquement à chaque point du réseau, chaque installation bat la mesure, comme sur un tambour. Tous les joueurs de tambour doivent être parfaitement synchronisés.  Si l’un d’entre eux prend de l’avance ou du retard sur les autres, l’ensemble du réseau risque de s’effondrer.  Il est donc bien plus délicat de concevoir et mettre en œuvre un marché commun pour l’électricité que pour les pommes de terre, les voitures ou les chaussettes.

La quatrième difficulté est économique. Un résultat général en économie, dû à Adam Smith, est que l’intégration des marchés augmente le surplus total.  Cependant, l’ouverture des frontières crée mécaniquement des gagnants (les consommateurs dans les pays aux prix élevés avant l’intégration qui peuvent maintenant acheter pour moins cher, les producteurs dans les pays aux prix bas avant l’intégration qui ont maintenant accès à de nouveaux marchés), mais aussi des perdants (les producteurs dans les pays à prix élevés qui font maintenant face à une concurrence accrue, et les consommateurs dans les pays à prix faibles et qui se mettent à monter).  Il est donc important de mettre en œuvre des politiques d’accompagnement pour les perdants, ce que l’augmentation du surplus global autorise.

La dernière difficulté est culturelle. L’industrie électrique européenne des années 1990s était dominée par des ingénieurs, assistés de comptables.  Les producteurs d’électricité, souvent des monopoles, étaient structurés comme des administrations plus que comme des entreprises.  Il n’était donc pas a priori évident que les électriciens européens pourraient s’adapter à la concurrence.

Quand on voit cette liste de difficultés, on peut penser que les tenants de la libéralisation de l’industrie électrique devaient être d’incurables optimistes (ou inconscients) pour se lancer dans cette aventure.  On comprend aussi pourquoi l’opération n’a pu se réaliser en une fois : il n’est pas surprenant que d’autres textes soient venus au fil du temps compléter la première directive.

3. Le succès de la libéralisation : le verre à moitié plein

La libéralisation a atteint son objectif premier : aujourd’hui, un marché commun de l’électricité fonctionne en Europe. A certaines heures de l’année, lorsque le réseau de transport n’impose pas de contraintes, la même centrale de production donne le prix pour toute la plaque Européenne.  Par exemple, le lundi 11 avril à 22h, le prix spot de l’électricité était 27.86 €/MWh en France, en Allemagne, en Belgique, aux Pays Bas, en Espagne et jusqu’au Portugal. Le prix était plus élevé au Royaume Uni (37.16 €/MWh), et en Italie du Nord (29. 49 €/MWh) qui sont des péninsules électriques de la plaque européenne.[5] Lorsque le réseau de transport est congestionné, les contraintes sont gérées de façon efficace grâce au processus de couplage des marchés.[6]

Le marché commun de l’électricité illustre parfaitement la destinée commune des citoyens européens.  Le prix de gros de l’électricité est aujourd’hui très bas, trop bas pour rémunérer les moyens de production, car les consommateurs allemands acceptent de subventionner les producteurs d’énergie renouvelable (ENR).  Le prix de gros de l’électricité en Allemagne baisse donc, et entraine à la baisse les prix dans les autres pays. Le choix des citoyens allemands impacte l’ensemble des consommateurs – et des producteurs – européens.  Les politiques énergétiques, qui restent formellement l’apanage des Etats membres, sont de facto coordonnées par les marchés de gros.

Il s’agit indéniablement d’un grand succès pour la construction européenne. Tous les  consommateurs du continent peuvent s’approvisionner, directement ou indirectement, auprès de n’importe quel producteur du continent.  Et réciproquement, tous les producteurs ont accès, directement ou indirectement à un marché de plusieurs centaines de millions de clients. Tous les actifs de production et de transport d’électricité sont mis en commun et utilisés de façon efficace. Ce succès s’est accompli sans à-coups technique majeurs : malgré toutes les difficultés mentionnées précédemment, les lumières sont restées allumées.

Bien sûr, l’intégration peut encore progresser. Par exemple, la coopération entre opérateurs de réseaux de transport peut être renforcée, les prix doivent être différenciés au sein des pays, et l’intégration doit s’étendre aux échanges infra-journaliers. Mais une importante partie des gains de l’intégration a d’ores et déjà bénéficié aux consommateurs grâce, il est vrai, à un sérieux coup de pouce des contribuables qui participent involontairement aux aides publiques distribuées à certaines technologies.

La libéralisation a aussi conduit à un partage des risques différent, ainsi que discuté ci-dessous.

4. Le verre à moitié vide : les arguments avancées pour le « market redesign »

Face à cet éclatant succès, pourquoi certains spécialistes du secteur appellent-ils à de nouvelles réformes, à un « market design 2.0 » ?  Plusieurs arguments sont avancés.

Les difficultés financières des électriciens

Les entreprises électriques européennes historiques font face à de très sérieuses difficultés financières qui menacent leur survie.  Les circonstances varient selon les  entreprises, mais les causes de ces difficultés sont semblables : les électriciens historiques n’ont pas réussi à se transformer pour opérer dans une industrie non-réglementée.  Ils ont surinvesti dans les années fastes, sans anticiper les années moins fastes qui leur succèdent invariablement. Certains ont poursuivi une expansion internationale, parfois aventureuse, d’autres se sont lancées dans de coûteuses fusions/acquisitions qui ont surtout bénéficié aux vendeurs et à leurs banquiers, d’autres enfin ont surinvesti dans des centrales de production dans la deuxième moitié des années 2000.

En particulier, ils ont mal anticipé l’ampleur de la pénétration des ENR et de leur rôle sur les marchés.  Beaucoup d’entreprises historiques ont considéré que le coût élevé des ENR freinerait leur pénétration, que la logique technico-économique prévaudrait, et que la pénétration des ENR serait lente et maitrisée. Ils ont donc mal anticipé la volonté des responsables politiques européens -- et dans une certaine mesure des citoyens -- de financer un renouvellement très rapide, loin de tout souci d’efficacité, du parc de production.

Les perspectives financières des électriciens européens historiques sont peu réjouissantes. Des dizaines de milliers d’emplois vont disparaître, des dizaines de milliers de nos concitoyens vont devoir reconstruire leur vie.[7] Ainsi vont les lois du marché : ce sont les investisseurs, et non pas les utilisateurs, qui doivent payer le prix de leurs erreurs.  Le contraste avec la période pré-libéralisation est saisissant : durant les années 1980s, la France s’est retrouvée en surcapacité électrique, le parc de production nucléaire excédant largement la demande. Le coût de cette surcapacité a été répercuté sur les consommateurs au travers des tarifs, donc de façon opaque  Aujourd’hui, les électriciens ne peuvent plus transférer leurs pertes à la collectivité, et sont donc forcés de déprécier les actifs inutilisés.  Il n’est ni surprenant ni amoral que des entreprises qui ont commis des erreurs stratégiques soient en difficulté. Mais bien entendu la société doit s’assurer que les employés impactés pourront être réinsérés dans l’économie.

Pour résoudre leurs difficultés financières, les électriciens se tournent vers leurs gouvernements nationaux, lesquels répondent favorablement, pour plusieurs raisons. Premièrement, certains Etats sont toujours actionnaires de leur électricien national, et ont donc un intérêt très fort au rétablissement de sa bonne santé financière. Deuxièmement, le personnel politique est toujours sensible au risque de perte d’emplois industriels.  Troisièmement, le personnel politique s’est rendu compte qu’il risquait de perdre le contrôle d’une industrie hautement symbolique.  En cette période de globalisation, où ils contrôlent si peu de forces et d’évènements, les pouvoirs publics souhaitent réaffirmer leur autorité. Et on assiste effectivement à un retour de balancier vers le « plus d’Etat » dans l’industrie électrique.[8]

La sécurité d’approvisionnement

Le premier argument utilisé par le personnel politique pour justifier d’« encadrer » les marchés de l’électricité est la sécurité d’approvisionnement.  Le terme est particulièrement bien choisi, car il évoque des enjeux géostratégiques de long-terme, qui sont de la responsabilité historique des autorités nationales. En réalité, l’encadrement des marchés n’a pas pour objet la sécurité d’approvisionnement, mais plutôt ce que les anglo-saxons appellent la « capacity adequacy », c’est-à-dire le dimensionnement du production pour couvrir la demande de pointe. Il n’y a rien ici de géostratégique. Le problème n’est pas  de garantir l’approvisionnement d’énergie primaire pour plusieurs décennies comme par exemple avec des contrats de long terme pour l’achat de gaz naturel, mais simplement de s’assurer qu’il y a suffisamment de mégawatts de capacité installée.

Le personnel politique est naturellement mal à l’aise avec les mécanismes de marché. Sa préférence est de n’avoir aucune interruption d’approvisionnement, ce qui requiert d’installer des capacités de production très rarement utilisées, mais disponibles pour couvrir une circonstance exceptionnelle.  Mais si une capacité ne doit presque jamais être utilisée, elle n’est pas rentable, et dans un équilibre de marché les investisseurs refusent de la financer.

L’approchée proposée est donc la mise en œuvre de mécanismes de capacité, dont nous ne reprendrons pas ici la saga car nous l’avons abordée à plusieurs  reprises dans nos billets précédents.  Nous nous bornerons à observer qu’un des objectifs du « market design 2.0 » est de garantir que suffisamment de mégawatt de capacité sont installés … précisément au moment où la plaque européenne est en surcapacité.

La transition énergétique

Le second argument utilisé par le personnel politique pour justifier son interventionnisme est la transition énergétique.  De fait, quoi de plus important que le futur de l’humanité ? Puisqu’il s’agit de corriger une imperfection de marché (en l’occurrence la présence d’externalités liées aux émissions de CO2 qui provoquent le réchauffement climatique), il faut bien que les pouvoirs publics interviennent.

La question n’est donc pas de savoir si une intervention est justifiée, mais plutôt quelle intervention est appropriée pour faciliter la transition vers une économie décarbonée?  Là où l’économiste préconise une combinaison de prix du CO2 et de subventions dirigées pour accélérer le déploiement de nouvelles technologies, le personnel politique retombe dans ses travers: il opte pour la planification centralisée qui permet de déterminer le mix de production dans les bureaux ministériels.

* * *

L’électrification a constitué la grande aventure industrielle du XXe siècle.  En une petite vingtaine d’années, l’Union européenne a réussi à intégrer les industries nationales d’une vingtaine d’Etats membres dans un grand ensemble de quelques 500 millions de consommateurs.  Il serait dommage que cette construction encore fragile soit victime d’une réforme maladroite. Plutôt qu’une remise en cause complète des succès précédents, le « market 2.0 » doit au contraire améliorer le fonctionnement des mécanismes marchands pour les transactions day-ahead, les ajustements en temps réel, les capacités, et les émissions de gaz à effet de serre.

 

Article publié dans La Tribune

 


[1] Voir par exemple le rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective (2014) “The Crisis of the European Electricity System Diagnosis and possible ways forward” http://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/archives/CGSP_Report_European_Electricity_System_030220141.pdf

[4] Rencontre avec un des auteurs de ce billet, mars 2016.

[7] Nous n’avons trouvé aucune analyse de l’ensemble des pertes d’emplois. Quelques annonces d’entreprises spécifiques suggèrent que le chiffre de dizaines de milliers d’emplois perdus est malheureusement réaliste: RWE et E.ON en 2012, http://www.ft.com/intl/cms/s/0/f3f8ece2-d012-11e1-a3d2-00144feabdc0.html - axzz464TKqo25, RWE en Grande Bretagne en Mars 2016 http://www.ft.com/intl/cms/s/0/abfba856-e4f6-11e5-ac45-5c039e797d1c.html - axzz464TKqo25, EDF en Mars 2016 http://uk.reuters.com/article/uk-edf-employment-britain-idUKKCN0V00IK, General Electric en janvier2016 http://www.wsj.com/articles/ge-to-cut-6-500-jobs-in-europe-at-former-alstom-businesses-1452684621