Les altruistes, grands gagnants de la sélection naturelle

5 Janvier 2015

Vos recherches révèlent que les personnes aux motivations morales, altruistes, priment dans la sélection naturelle. En tant qu'économiste, qu'entendez-vous par altruisme ?

Ingela Alger : En sciences économiques, l'altruisme désigne le fait de prendre en compte le bien-être d'autrui. Dans la définition du philosophe Emmanuel Kant, la morale ne provient pas d’un souci direct des autres, mais de la prise en compte de ce qu’il adviendrait si tout le monde agissait comme on le fait soi-même. Mes recherches portent en particulier sur la transmission de ces motivations altruistes sur le long terme, de générations à générations. Je m’interroge sur l’aspect génétique mais également sur l’impact de l’environnement. Nous avons découvert que les personnes animées de ces motivations morales et altruistes sont en réalité gagnantes dans la concurrence pour le bien-être matériel. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, la sélection naturelle, ou "la loi du plus fort," ne mène donc généralement pas à des motivations égoïstes !

En quoi ces travaux sont-ils novateurs ? 

Les sciences économiques se sont longtemps appuyées sur l’hypothèse que les individus agissaient selon des motivations égoïstes, et ne recherchaient que leur bien-être propre. Cette vision a permis de développer des modèles mathématiques puissants, mais elle est erronée. Dans les années 1980, en observant le comportement d'individus en laboratoire, on a mis en évidence l’existence de motivations altruistes et l’aversion aux injustices. Des économistes ont aussi montré que les motivations à caractère moral ou altruiste sont pérennes dans un grand nombre de contextes. Mes recherches fournissent un fondement évolutionnaire à ces motivations, en montrant qu’elles sont compatibles avec la sélection naturelle.

Vous utilisez la théorie des jeux. En quoi consiste cet outil mathématique ?

Les modèles mathématiques sont très utilisés en biologie évolutive depuis les années 1960, et plus récemment pour décrire des processus culturels. La théorie des jeux évolutionnaires est l'outil mathématique fondamental pour l'analyse de l'évolution de comportements et de motivations dans des contextes où des individus interagissent, ce qui bien évidemment est la règle plutôt que l'exception. Cette théorie s'est développée en même temps que la théorie des jeux, l'outil de choix des économistes pour l'analyse des interactions dans des groupes restreints. 

Quels sont les domaines dans lesquels vos recherches pourraient s'appliquer?

Une meilleure connaissance de l'évolution des motivations humaines peut s'avérer utile dans des domaines variés, par exemple en matière de politique environnementale ou pour la gestion des biens publics. 
On n’incite pas à agir les gens de la même manière selon qu’on pense qu’ils sont intéressés uniquement par une maximisation de leur bien-être matériel personnel, ou si l’on pense qu’ils ont un raisonnement altruiste ou encore moral. Cela peut nous amener à réfléchir à d’autres formes de sanctions et de contrôle. 

Par exemple, alors qu’un individu sait bien que la baisse de sa consommation d’énergie n'a aucun impact en elle-même sur le changement climatique, cet individu peut néanmoins préférer consommer moins d'énergie s’il évalue son comportement en réfléchissant à ce qui se passerait si tout le monde faisait comme lui. On gagnerait sans doute à utiliser des modes de régulation appropriés aux motivations intrinsèques des individus. Il s'agirait d'imaginer autre chose que les incitations matérielles sous forme de taxes, pour réguler les comportements. 

Vous vous intéressez en ce moment à la question de l'altruisme dans la famille... Quelles pistes explorez-vous ? 

Je m'interroge sur l'évolution des liens de famille. Pourquoi sont-ils plus forts dans certaines cultures que dans d'autres? Nous avons établi une corrélation entre les caractéristiques de l’environnement et la qualité de ces liens. Il semblerait que plus le milieu extérieur est favorable sur le long terme, plus les liens familiaux sont forts. Selon nos modèles, théoriques, les liens de famille seront donc plus forts en Afrique qu’en Suède, où l’environnement dans les sociétés préindustrielles a été plus hostile.

 

Source: UT1 Capitole Mag